Lors de la sélection sur la rampe, le quai de la gare d’Auschwitz, puis à partir de mai 1944 directement dans l’enceinte de Birkenau, sur la Judenramp, un médecin SS désigne qui est apte à travailler et qui sera immédiatement assassiné. Les victimes sont les enfants, les personnes âgées, les femmes avec des enfants, tous ceux qui semblent fragiles, inutiles aux yeux des Allemands. Parfois il arrive que des enfants passent cette première sélection. Mais Mengele et ses séides procèdent quelques jours plus tard à une seconde sélection.

Voici le témoignage de Yosef Zalman Kleinman. Adolescent de quatorze arrivé à Auschwitz en 1944 avec sa famille, il échappe à la première sélection, contrairement à sa mère et sa sœur. C’est lors du procès Eichmann à Jérusalem en 1961 qu’il nous livre son histoire :

Le jeune Yosef

« On nous conduisit au camp D de Birkenau ; on nous mit dans deux baraques, mon frère au block 26, moi au 27. Pendant la journée le camp se vidait complètement, tout le monde allait travailler sauf nous, les jeunes, et l’équipe de nuit du Sonderkommando. Les déportés sortaient les cadavres des chambres à gaz et les brûlaient dans les fours crématoires. J’ai réussi trois fois à quitter mon block pour aller parler avec eux aux barbelés. Leur baraquement était isolé. En les écoutant j’ai su ce qui était arrivé à mes parents et à ma sœur. Ces hommes du Sonderkommando, tous juifs, ne souriaient jamais. Leur condition était privilégiée : des chambres à gaz, ils pouvaient rapporter au camp tout ce qu’ils voulaient. Ensuite, deux ou trois garçons ont attrapé la scarlatine. On nous a mis en quarantaine pour trois semaines. Le docteur Mengele et son adjoint Tilo venaient tous les deux jours pour inspecter… On nous a transférés au camp tsigane. À l’époque le camp des tsiganes servait de centre de transit pour les juifs de Hongrie. Nous étions trois mille enfants dans ces blocks ; les Kinderblock. La veille du Nouvel An juif, Mengele et Tilo sont venus « sélectionner » ceux qui devaient quitter ces blocks. Nous nous sommes déshabillés. Ils ont fait sortir les plus petits, les plus maigres et je me suis retrouvé dehors. Dès qu’un groupe de cinquante ou soixante enfants était formé, les SS et les Kapos le dirigeaient vers d’autres baraques assez éloignées : les 9 et 11. Je savais ce qui se passerait après. Alors je me suis glissé dans le rang extérieur et j’ai profité d’un moment d’inattention des gardes pour m’enfuir et rejoindre mon frère au block 25. Ce jour-là ils ont « sélectionné » mille enfants. Ensuite ils ont proclamé le Blocksperre, c’est-à-dire une sorte de couvre-feu. Les Kapos et les chefs de block ont été prévenus que si quelqu’un sortait d’un block il serait abattu. La nuit est tombée et les camions sont arrivés. Ils ont fait monter les mille dans les camions. Il y avait des cris affreux. Nous n’avions jamais entendu de tels cris à Auschwitz. Pendant l’été on avait conduit aux chambres à gaz des centaines de milliers de gens, ceux-là ne hurlaient pas, ils ne savaient pas où on les menait, mais nous qui étions là depuis déjà assez longtemps, nous savions… Nous savions ce qui se passait à Auschwitz.

» Le lendemain matin, à nous les survivants des Kinderblock, on donna un tiers de pain et même un morceau de fromage. Ça aussi, on ne l’avait jamais vu à Auschwitz. Un supplément ! Pourquoi cette générosité soudaine ? Vers les 3 heures de l’après-midi, nouvel ordre de Blocksperre. Toutes les baraques étaient consignées et nous les jeunes, on nous a fait sortir de nos blocks. Les SS nous ont emmenés sur le terrain de football du camp tsigane. Ils nous ont disposés, alignés par groupes de cent. Nous étions deux mille. Vingt groupes de cent. Quelqu’un a fait courir le bruit qu’on allait nous prendre pour arracher les pommes de terre dans les champs derrière la ville d’Auschwitz… Et le docteur Mengele est arrivé sur sa motocyclette. Mon groupe se trouvait au bord du chemin, donc le plus près de lui. Il a levé la tête pour que son regard puisse embrasser tout le terrain de football. Ses yeux se sont arrêtés sur un garçon pas très haut de taille qui devait avoir quatorze ou quinze ans, au premier rang. C’était un enfant du ghetto de Lodz. Je me souviens très bien de son visage, maigre, brun, plein de taches de rousseur. Mengele s’est approché et lui a demandé :

» — Quel âge as-tu ?

» Le garçon, tremblant de peur, a répondu :

» — Dix-huit ans.

» Mengele s’est irrité et il a crié :

» — Vous allez voir de quel bois je me chauffe. Que l’on m’apporte des clous, un marteau et une planche.

» Nous sommes restés là, immobiles. Il y avait un silence de mort sur le terrain. Et lui se tenait au milieu. Et nous le regardions. L’un des SS a apporté ce qu’il avait demandé : les clous, le marteau, la planche. Mengele s’est avancé vers un groupe de cent. Dans un rang il a choisi un garçon plus grand que les autres. Un visage rond qui lui donnait en quelque sorte bonne mine.

» — Viens avec moi !

» Et Mengele l’a pris par l’épaule, l’a fait marcher jusqu’aux poteaux de but. Des buts ordinaires. Deux montants et la barre transversale. Le SS les suivait avec le marteau, les clous, la planche. Mengele a placé le garçon au milieu de la cage des buts, juste sous la barre transversale. L’autre SS a appelé des Kapos. Un Kapo en a pris un autre sur son dos. Mengele a ordonné que l’on cloue la planche sur la barre. Il la tenait lui-même pour que son extrémité touche le crâne du jeune garçon. Le Kapo a cloué la planche. Mengele souriait. Il avait sa toise.

» Il a dit au premier groupe de passer sous la planche. Les enfants en file indienne se sont mis en marche. Nous avions déjà compris que les petits, ceux qui n’arriveraient pas à la hauteur de la planche seraient envoyés à la mort. Nous avons tous commencé à nous redresser, nous tendre. Chacun voulait gagner un centimètre. Et moi aussi j’ai essayé de grandir en m’étirant. Mais tout de suite je me suis découragé. J’ai vu que des plus grands que moi ne parvenaient pas à toucher la planche du sommet du crâne. Mon frère était près de moi. Il a senti que je n’y croyais plus. Il m’a murmuré à l’oreille :

» — Tu veux vivre, fais quelque chose.

» Cette phrase m’a réveillé. J’ai commencé à chercher un moyen de me sauver. J’étais presque en bordure du terrain, près du chemin. Sur le côté j’ai vu des pierres. Des petits cailloux. Nous étions au garde-à-vous. Je me suis accroupi, j’ai tendu la main et j’ai réussi à saisir des pierres. J’ai recommencé. Mes chaussures étaient bien trop grandes pour moi. Je les ai retirées. J’ai rempli les chaussures de ces cailloux. Et j’ai mis la plante de mes pieds sur les cailloux. Je pensais que cela suffirait pour que je puisse toucher la planche. Mais j’ai vite compris que je ne pouvais pas rester comme ça au garde-à-vous sur ces pierres qui me blessaient. J’ai dit à mon frère :

» — C’est trop dur. Je ne peux pas tenir. Je vais jeter les pierres.

» — Non, non ne les jette pas ! Je vais te donner quelque chose.

» Il a plongé les mains dans ses poches, en a sorti deux ou trois chiffons et une sorte de casquette que j’ai aussitôt déchirée. J’ai passé ces chiffons sur les pierres de mes chaussures. Et je me suis rechaussé.

» Dix, quinze minutes ont passé. Les rangs défilaient sous la planche. Mon frère s’est retourné vers moi :

» — Ce n’est pas assez haut, tu n’es pas assez grand. Il faut trouver un autre moyen.

» — Et puis, avec ces pierres, je suis sûr que je vais trébucher en marchant.

» Mon frère a demandé à ses voisins s’ils me trouvaient suffisamment grand.

» — Non, pas assez grand, ont-ils répondu.

» Ceux qui avaient réussi l’examen de la planche s’alignaient en rangs par cinq à droite des buts. Ils étaient moins nombreux que les recalés, que l’on repoussait hors du terrain de football. Mon groupe s’est mis en marche. Quand nous avons longé le groupe des reçus, quelqu’un a provoqué une bousculade – peut-être mon frère : derrière moi, un jeune s’est enfui. Les SS, les Kapos l’ont rattrapé. Mais pendant ce temps, moi, comme ils avaient le dos tourné, je me suis faufilé au milieu des « grands ». Mengele a demandé que les deux groupes repassent sous la planche. J’ai pensé : cette fois c’est la fin. Le premier groupe défilait. Comme il était composé de garçons qui n’avaient pas été sélectionnés pour la chambre à gaz, ils faisaient demi-tour derrière les buts et revenaient se ranger à côté de mon groupe, qui attendait. Il devait y avoir deux trois mètres entre les deux groupes. Je me suis baissé ; accroupi ; je me suis glissé vers le rang extérieur de mon groupe, j’ai regardé à droite et à gauche… puis j’ai bondi et me suis retrouvé au milieu des grands. Personne ne m’avait repéré…

» Ce jour-là ils en ont sélectionné un bon millier. C’est-à-dire un sur deux puisqu’au départ nous étions deux mille. Et ceux-là, on les a enfermés dans deux blocks. Aucun n’a pu s’échapper. Puis les camions sont arrivés. Ils ont été conduits aux chambres à gaz. Nous avions l’impression que le docteur Mengele voulait montrer qu’il savait ce qui était écrit dans les prières du jour du Grand Pardon… « Celui qui fait passer son bétail sous le joug… » Il voulait montrer qu’il savait cela.

Yosef Zalman Kleinman   témoignant durant le procès Eichmann

» Plus tard j’ai réussi à me joindre à un Kommando en formation pour les environs de Dachau. Le camp de Taussig n° 4, qui dépendait de Kaufering : un convoi de quinze cents déportés. De ces quinze cents nous serons moins de cinquante survivants à la Libération. »

.

Témoignage que l’on peut lire dans Les Victorieux de Christian Bernadac, pages 133-137.

Pour lire les autres témoignages de sélections : celui d’Olga Lengyel, celui de Tadeusz Borowski, celui de Primo Levi et celui de Fred Sedel, il suffit de cliquer sur le nom cité.