Je consacre plusieurs chapitres, les 8, 9, 10 et 11, des Cendres d’Auschwitz à un événement marquant en mars 1944 à Birkenau. Il s’agit de ce qu’on a appelé « le massacre du camp des familles tchèques ».

Ce camp se trouve dans la section B II b de Birkenau (Auschwitz II). Pour le visualiser, je renvoie à mon post Le plan de Birkenau. Il est composé de déportés juifs originaires du ghetto de Theresienstadt (Terezin) en Tchécoslovaquie. Ils sont incarcérés du 8 septembre 1943 au 12 juillet 1944. D’abord ceux des convois de septembre, environ 5000 personnes qui sont assassinées en mars 1944, puis ceux des convois de décembre 43 (environ 5000 aussi) qui sont assassinés en juillet 1944.

Contrairement à la procédure habituelle, il n’y a pas de sélection (autrement dit, personne n’est envoyé aux chambres à gaz). Ils sont tatoués et enregistrés, mais n’ont pas le crâne ni le reste du corps de rasé. Ils doivent abandonner leurs bagages et leurs vêtements, mais reçoivent des habits civils (pas la tenue rayée) pris sur les déportés précédents. Ils sont tenus d’écrire, à leurs proches de Theresienstadt (Terezin) et à ceux qui n’ont pas encore été déportés, qu’il s’agit d’un camp de travail et que les conditions de vie sont tout à fait acceptables. Qu’il n’y a aucune extermination. La censure du camp veille à ce qu’aucune information à ce sujet ne soit transmise. Les dossiers des déportés portent la mention « SB 6 », qui signifie qu’ils doivent être assassinés six mois après leur arrivée.

Pour le faire vivre de l’intérieur, outre la documentation d’historiens, je me suis appuyé sur plusieurs témoignages, notamment celui de Rudolf Vrba (Je me suis évadé d’Auschwitz), de Filip Müller (Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz) et celui posthume de Zalmen Gradowski (Au cœur de l’enfer). Il s’agit du premier massacre, celui du 8 mars 1944.

Rudolf Vrba, de son vrai nom Walter Rosenberg (1924-2006), est un Juif slovaque. Incarcéré en 1942 au camp slovaque de Nováky, il parvient à s’en échapper. Mais il est à nouveau arrêté, et est interné, le 14 juin 1942, au camp de concentration Majdanek (Lublin). Puis il est transféré à Auschwitz, le 29 ou le 30 juin 1942. Membre de la résistance interne, il travaille d’abord au Canada, puis comme secrétaire au camp de quarantaine à Birkenau. Il s’évade en avril 1944 avec Alfred Wetzler. Il est l’auteur d’un rapport, avec Wetzler, qui dénonce les crimes nazis à Auschwitz. Il rejoint ensuite les partisans et poursuit la lutte. Vrba est aussi un des témoins dans Shoah de Claude Lanzmann. Et avec le concours d’Alan Bestic, il écrit Je me suis évadé d’Auschwitz (Éditions Ramsey/Presses Pocket, traduction Jenny Plocki et Lili Slyper), ouvrage clé sur son expérience concentrationnaire durant la Seconde Guerre mondiale.

Filip Müller témoignant dans Shoah de Claude Lanzmann

Filip Müller (1922 – 2013) est un Juif slovaque. Il est déporté le 13 avril 1942 à Auschwitz. Son matricule est le 29 236. Il est transféré en mai 1942 dans l’un des tout premiers Sonderkommandos. Cela fait de lui un témoin direct de la mise en place de la Shoah orchestré par Rudolf Höss, le commandant du camp. C’est Müller qui remet à ses amis Wetzler et Rosenberg toutes sortes d’informations (un plan des Krematoriums, une évaluation de l’extermination selon ce qu’il pouvait voir et savoir des convois arrivant aux Krematoriums IV et V…) qui serviront à leur rapport, une fois évadés. Il survit à la révolte du Sonderkommando en octobre 1944, puis à la marche de la mort jusqu’en Autriche à la suite de l’évacuation d’Auschwitz en janvier 1945. Déportés d’abord à Mauthausen, puis à Melk et à Gusen, il est enfin libéré en mai 1945 par l’armée américaine. Son ouvrage Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz (Éditions Pygmalion, traduction P. Desolneux) est l’un des témoignages les plus bouleversants et terribles sur ce camp de la mort. Müller est aussi un des témoins dans Shoah de Claude Lanzmann.

Zalmen Gradowski (1910 – 1944) à Suwałki, une ville polonaise située alors dans l’Empire russe (aujourd’hui en Pologne) dans une famille de commerçants religieux. Il fait des études dans une yechiva (centre d’étude de la Torah et du Talmud dans le judaïsme). Après son mariage, il s’installe à Luna, près de Grodno. En 1941, lorsque le ghetto juif est créé dans la ville, Zalmen est chargé par le Judenrat (Conseils des chefs des communautés juives, ils forment le « gouvernement » de ces communautés et servent d’intermédiaire entre les autorités nazies et la population) des questions sanitaires. Les juifs de Grodno sont ensuite déportés dans un camp de transit, puis, en décembre 1942, à Birkenau. Sa famille est gazée le jour même. Lui-même est transféré au Sonderkommando du crématoire III. Zalmen Gradowski devient rapidement un membre actif de la résistance clandestine du camp. Il est un des meneurs de la révolte des Sonderkommandos, le 7 octobre 1944, où il est assassiné. Il a rédigé, en yiddish, sur plusieurs rouleaux, son expérience concentrationnaire et les a enterrés dans une gourde en aluminium scellée près du crématoire. Bien qu’en partie endommagés, ces textes seront publiés sous le titre Au cœur de l’enfer, témoignage d’un Sonderkommando d’Auschwitz, 1944 (Éditions Tallandier, collection Texto, traduction de Batia Baum).

Voici leurs récits du déroulé du massacre de mars 1944 :

« On les [les détenus du camp des Familles] invita d’abord à écrire à leurs proches parents et à leurs amis, en postdatant les lettres sous prétexte d’envoyer au préalable le courrier à la censure, à Berlin. Puis Schwarzhuber[1] leur annonça qu’une partie d’entre eux devaient être transférés avec leur famille à Heydebreck, dans le cadre d’un programme de travaux. Les déportés juifs d’origine tchèque, environ 3 700 personnes, qui avaient été amenés en septembre de Theresienstadt, furent donc dirigés sur le camp de quarantaine B. II . Bien entendu, il leur faudrait avant tout se rendre aux bains et subir la désinfection, ce qui était d’usage lorsqu’on changeait de camp ou quand on était libéré. Ainsi voulait-on les confirmer dans l’idée qu’ils allaient bien être transférés à Heydebreck. » (Filip Müller, page 146.)

« Ce ne fut que le 4 mars, jour J moins trois, que [Szmulewski[2]] me dévoila une partie de ce qu’il pensait, c’était loin d’être rassurant.

» — Rudi, cette affaire sent de plus en plus mauvais. On leur a dit d’écrire chez eux et de postdater leur lettre d’un mois. Les SS prétendent que c’est à cause de la censure, qu’elles doivent d’abord aller à Berlin. Ça ne tient pas debout.

» — Mais pourquoi, insistai-je, ne serait-ce pas possible ?

» Il fit un signe négatif de la tête :

» — Non, Rudi, désolé ce n’est pas possible. Le Sonderkommando a reçu l’ordre de préparer les fours pour quatre mille personnes pour la nuit du 7 mars. Les SS parlent d’une opération spéciale, difficile.

» Il me regarda durement, j’étais déconcerté :

» — Tu ne comprends donc pas ? Ça ne va pas être facile de gazer ces gens. Ce ne sont pas des innocents qui descendent d’un train. Ceux-là savent, ils pourraient se défendre. Va les voir et répète-leur tout ce que je viens de t’expliquer.

» Je retournai au camp, les faits martelés par Szmulewski se bousculaient dans mon crâne. Un combat ! Je pensais aux enfants pris dans les feux croisés d’une centaine de mitrailleuses. Je pensais aux jeunes filles qui n’avaient jamais vu de sang. » (Rudolf Vrba, pages 233-234)

« Trois jours auparavant, le 6 mars 1944, ils étaient déjà venus à trois. Le commandant du camp, ce bandit et assassin de sang-froid, l’Oberscharführer Schwarzhuber, l’Oberrapportführer Oberscharführer… et notre l’Oberscharführer Voss[3], le chef des quatre crématoires. Tous ensemble ils avaient fait le tour de la zone entière du crématoire et élaboré un plan « stratégique », pour savoir comment poster les gardes, la surveillance renforcée, en position militaire le jour de la grande fête.

» Cela éveilla chez nous un grand étonnement, car en nos 16 mois de tragique et horrible travail « spécial », c’était la première fois que le pouvoir prenait de telles mesures de sécurité. » (Zalmen Gradowski, page 131.)

« Le lendemain matin quand j’allais chercher les rations de pain en compagnie de vingt détenus, Szmulewski était plus lugubre que jamais :

» — Écoute attentivement Rudi, me dit-il d’un ton cassant, je n’ai pas beaucoup de temps. Donc, brièvement la situation est aussi mauvaise que possible. Tu dois de nouveau les prévenir de s’attendre au pire. Dès que j’ai des nouvelles précises je te préviens. Ça peut venir d’une minute à l’autre.

» J’hésitai. Une fois de plus il devina ce que j’avais en tête. D’une voix bourrue il ajouta :

» — Personnellement je suis pratiquement sûr qu’ils vont mourir demain. C’est ça que tu veux savoir ?

» J’acquiesçai. Tout à coup les rumeurs gaies, emplies d’espoir de la veille me semblèrent vides de sens. Là était la vérité, elle émanait d’un homme qui avait des espions partout, qui avait tant de fois frôlé la mort qu’il était capable de la sentir. (…)

» Je demandai à Helena[4] :

» — Et les autres ? Qu’est-ce qu’ils disent ? Croient-ils Szmulewski ?

» — Certains le croient me répondit-elle en secouant la tête, d’autres pas. Mais pratiquement aucun d’eux ne croit que les enfants vont mourir. Ils ne peuvent imaginer des gens prêts à tuer des groupes d’enfants, surtout après la façon dont les SS se sont conduits avec eux.

» Pendant presque une heure on discuta de la question, épluchant les faits, les demi-faits, les rumeurs, les bruits de couloir, tournant en rond sans arriver nulle part. » (Rudolf Vrba, page 236.)

« Nous sortîmes ensemble dans l’aube grise de ce matin du 7 mars 1944 ; le compte à rebours avait commencé.

» J’allai avec mes vingt détenus chercher pour le camp A, le pain au camp D et je vis qu’Héléna avait raison. Les SS mitraillettes au bras étaient partout. J’en reconnus quelques-uns, d’autres pas mais tous avaient un air résolu et je compris que le commandant s’attendait à tout y compris à un soulèvement. »

(…)

« J’allai trouver Szmulewski, dont les yeux étaient cernés comme quelqu’un qui n’avait pas dormi de la nuit ; il alla directement au but avec une franchise brutale :

» — Les nouvelles sont les suivantes, le camp des familles meurt aujourd’hui.

» — Tu veux dire qu’il y aura une sélection ? Ils vont se débarrasser des vieux, des enfants, des malades ?

» — Non, tout le monde y passe. Et ce sera peut-être à cause de cela notre grand jour. C’est la première fois qu’ils vont essayer de gazer plusieurs milliers de personnes parfaitement au courant de ce qui se passe. C’est le moment de la révolte et les SS le savent très bien.

» Son visage était totalement dénué d’expression mais on percevait en lui une tension extrême. Je sentais chaque fibre de son être réclamer une action immédiate mais il savait parfaitement se contrôler.

» — Je ne peux pas demander à nos camarades de risquer leur vie pour une cause perdue. Mais si les Tchèques se soulèvent, s’ils engagent un vrai combat, ils ne se battront pas seuls. Des centaines, peut-être des milliers d’entre nous seront à leurs côtés et avec un peu de chance ce pourrait être la fin de ce merdier. Va leur dire. Dis-leur qu’ils n’ont rien à perdre, ils combattent ou ils meurent. Mais dis-leur aussi qu’ils n’ont pas la moindre chance sans un dirigeant à la hauteur.

» — Un dirigeant, mais lequel ?

» — Nous l’avons déjà choisi, bien qu’il n’en sache rien. Mais il est essentiel que tu leur fasses comprendre pourquoi nous l’avons choisi. Tu sais comme nous qu’il y a une demi-douzaine d’organisations politiques représentées dans le camp… des communistes, sionistes, antisionistes, sociaux-démocrates, nationalistes tchèques, tout le lot quoi. Si nous nommons quelqu’un d’un de ces groupes il y aura des querelles, des divisions et nous courons à l’échec. Il nous faut une personne respectée par tout le monde et à qui tous obéiront sans discuter. Quelqu’un qui puisse leur demander de se battre et puisse les mener à la bataille tous unis.

» — Mais qui ? Où allez-vous dénicher cet oiseau rare ?

» — Je te l’ai déjà dit, nous l’avons trouvé, c’est Fredy Hirsch.

» Fredy Hirsch ! Un Allemand ! L’athlétique, le grand Fredy qui avait organisé le dortoir des enfants ! Je pensai d’abord que Szmulewski était devenu fou mais peu à peu je vis combien il avait raison. Hirsch avait gagné le respect de tous. Allemand oui mais un juif allemand. Complètement intégré à son pays d’adoption, il avait souffert avec ses habitants. Il était prêt à mourir avec eux. Je savais qu’il se battrait avec eux et pour eux.

» — Voici ce que tu dois faire. Retourne et convoque immédiatement une réunion des clandestins du premier groupe, le groupe de septembre qui est pour le moment le seul en cause. Dis-leur tout ce que je viens de te dire. Dis-leur que nous nous battrons s’ils se battent mais qu’ils doivent commencer et surtout bien commencer. Ensuite appelle Fredy et dis-lui le rôle que nous lui demandons de jouer. D’accord ?

» — D’accord. » (Rudolf Vrba, pages 239-240.)

Birkenau, de nos jours.

 

 

 

 

 

 

La suite de ces témoignages dans le post suivant…

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[1] Johann Schwarzhuber (1904 – 1947), ce SS-Obersturmführer allemand dirige le camp des hommes de Birkenau entre novembre 1943 et novembre 1944, ensuite il est transféré à Dachau, puis à Ravensbrück en janvier 1945 où il introduit la chambre à gaz. Arrêté par l’armée britannique, il est condamné à mort en 1947.

[2] Dawid Szmulewski (1912 – 1990) est un Juif polonais surnommé Davidek. Militant sioniste, il se rend à Palestine dans les années 1930 avant de s’installer en France où il adhère au Parti communiste. Durant la guerre d’Espagne, il rejoint la brigade internationale aux côtés d’Emmanuel Mink (Mundek), blessé il rentre en France, puis dans la résistance durant la Seconde Guerre mondiale. Arrêté, transféré à Drancy, puis au camp de Royallieu, il est déporté à Auschwitz en mars 1942. Membre de l’Organisation clandestine (la résistance), il sauve de nombreuses vie par ses conseils et secours, il aide à l’évasion de plusieurs déportés, et donne l’appareil photo à Alberto « Alex » Herrera qui photographie les crimes allemands au crématoire. Après-guerre, il occupe un poste de haut-fonctionnaire en Pologne. Obligé de quitter son pays  à cause d’un antisémitisme virulent, il retourne en France en 1970. Il publie son témoignage en yiddish en 1984: Zikhroynès fun vidershtand in Oyshwitz Birkenau (Souvenirs de la résistance à Auschwitz Birkenau). Il décède à Paris en janvier 1990.

[3] Peter Voss (1897 – 1976) est un SS-Oberscharführer, connu pour son rôle de commandant des fours crématoires et des chambres à gaz d’Auschwitz-Birkenau. Le mandat de Voss prend fin le 9 mai 1944, lorsque Rudolf Höss nomme Otto Moll chef des crématoires en vue de l’arrivée et de la destruction des Juifs de Hongrie. Voss est placé à la tête des crématoires IV et V.

[4] Helena Rezková (1917 – 1944), Juive tchèque, résistante au sein du camp des Familles tchèques. Détenue à Birkenau.