Voici le témoignage d’une sélection au Revier, « l’hôpital » des détenus. Il nous provient du docteur Fred Sedel dans son livre autobiographique Habiter les ténèbres, paru en 1963 aux Éditions La Palatine, puis en 1990 aux Éditions Métaillé. C’est cette dernière édition que je cite, pages 124-126 :

Le docteur Fred Sedel

« Le matin du 27 janvier 1944, je me réveille oppressé par une sourde angoisse que j’essaie de tempérer en me disant qu’une mort rapide me délivrerait de mes souffrances, que tout serait fini, qu’une situation désespérée prendrait fin après quelques heures d’angoisse.

» Nos médecins ont du mal à dissimuler leur inquiétude. Le côté « aryen » du block, composé essentiellement de malades polonais, affiche l’indifférence. Mon voisin de droite a un visage très allongé, une expression de cheval triste. C’est un boucher de nationalité hollandaise, catholique depuis des générations, à qui les Allemands ont dû rappeler qu’il avait quelque part une ascendance juive. Il n’a pas l’air de comprendre ce qui lui arrive. Il me regarde, dodelinant de sa grande tête amaigrie et répète inlassablement en hollandais :

— Tout passe, tout passe, tout passe…

» Vers onze heures arrive le médecin-commandant SS Tilho et sa suite. Le médecin-chef du block se met au garde-à-vous et crie: « achtung ! ». Le personnel du block, médecins, infirmiers et secrétaires se mettent à leur tour au garde-à-vous derrière le chef. Le silence est total. Sur un ordre du médecin SS le personnel fait lever ceux des malades juifs qui peuvent se tenir debout. Ils doivent quitter leurs lits et s’aligner tout nus dans le couloir central.

» Je me lève péniblement. Peu de temps avant l’arrivée du « médecin » allemand le médecin-chef du block m’avait fait un petit pansement aussi peu voyant que possible sur l’incision très profonde que j’ai à la plante du pied droit et qui va presque rejoindre le talon depuis le troisième orteil, avec une mèche de part en part. Mes cuisses et mes jambes sont amaigries à l’extrême et je ne peux marcher sans appui qu’en boitant très bas. Je suis vraiment misérable et ne me donne pas beaucoup de chances de m’en sortir. Je quitte mon lit un des derniers, mais la colonne a fait demi-tour et je me trouve un des premiers devant le SS.

» Le commandant Tilho est debout, face à la porte d’entrée, vers le milieu de la baraque. Derrière lui se tiennent deux secrétaires en blouse blanche, feuille de papier et crayon à la main. L’infirmier SS circule dans le block. Les détenus « aryens », perchés sur leurs lits, suivent la scène en témoins muets.

» Tilho est planté là, les jambes écartées, comme un ange des ténèbres. C’est un homme très maigre, à la figure triste, les coins de la bouche tombants, les joues marquées de profonds plis verticaux. Je le reconnaîtrais entre mille. Il est élégant, mais ses vêtements sont trop longs, trop amples. On dirait que lui aussi a gardé ses vêtements en maigrissant.

Les hommes défilent lentement devant lui et tendent leurs avant- bras marqués du numéro tatoué. Il y a de tout ici : des phlegmons des jambes, des fractures guéries ou encore appareillées, des têtes bandées. Parmi eux, un grand nombre de malades guéris ou en voie de guérison.

» Ce « médecin » jauge du regard les hommes qui défilent, d’un regard qui n’exprime que morgue et mépris. A chaque malade qui passe il fait signe de l’index tendu, sans décoller le coude du corps, en déplaçant simplement le doigt à gauche ou à droite. À gauche vont ceux, qui auront la vie sauve, à droite les condamnés à mort, ceux qui iront à la chambre à gaz. Il n’y a pas beaucoup d’élus. Trois sont devant moi, ils sont envoyés au fond du block. Quand c’est mon tour, le médecin-chef du block lui indique le diagnostic et ajoute :

» — C’est un médecin.

» Le SS lui répond :

» — Qu’il s’en aille, s’il est médecin.

» Pour cette fois j’ai encore la vie sauve. Les SS ménageaient les médecins et je n’ai jamais su ni compris pourquoi. Après moi, ils sont encore deux ou trois à être sauvés, tous les autres sont envoyés à droite. Les secrétaires inscrivent fébrilement les numéros des condamnés qu’ils relèvent sur leurs avant-bras tendus. Quelques-uns essaient de se coucher entre les rangées de châlits mais il n’y a rien à faire. Je me place debout entre mon lit et celui d’à côté et me soutiens en m’appuyant contre les couchettes du haut. L’infirmier SS vient vers moi et me demande :

» — Es-tu inscrit ?

» Je lui réponds : « Non », et il appelle le secrétaire et lui dit de m’inscrire sur la liste des condamnés, je crie que son chef m’a sorti parce que je suis médecin et il me laisse tranquille. Ainsi ma vie a été compromise et sauvée deux fois en quelques minutes ; on aurait dit un jeu de marelle grotesque, je n’avais pas marché sur les lignes grâce à ma profession et à ma connaissance de la langue allemande.

» Toute la scène n’a pas duré une heure. La plupart des inscrits sont hébétés, ne parlent pas, ne bougent pas. Assis sur leurs grabats ils ont l’air perdu dans un rêve lointain, détachés de tout. Les plus jeunes pleurent honteusement, cachés sous leurs couvertures. En face de moi, il y a un tout jeune garçon hollandais. Il était soigné pour un phlegmon énorme, qui occupait toute une fesse, les reins et une partie de la cuisse à la suite de coups de bâton ; sa cicatrisation a été étonnamment rapide, maintenant il est guéri mais il doit mourir. Plus tard j’ai vu une photo de ce garçon avec deux camarades, d’avant son arrestation : c’est un enfant gai, plein de vie, aux magnifiques cheveux bouclés, en costume civil, avec col et cravate ; maintenant il est méconnaissable : c’est un sujet vieilli, aux joues creuses, pâle et triste, aux cheveux coupés à ras. Il n’a gardé que des yeux immenses, très beaux ayant tout leur éclat d’intelligence. Les larmes coulent doucement le long de ses joues et il me prend à témoin de cette absurdité :

» — J’étais guéri et maintenant je dois mourir après tant de souffrances ! »