Voici un autre témoignage d’une marche de la mort. C’est celui d’Élie Buzyn qui venait juste d’avoir 16 ans au moment des faits. Après la liquidation du ghetto de Łódź en août 1944 où il survivait avec ses parents, le jeune Élie est déporté à Auschwitz. Il y reste plusieurs mois jusqu’à l’évacuation du camp :

« L’après-midi du 18 janvier 1945, dans un froid effroyable, les SS sont entrés dans notre baraquement : « Le camp est liquidé, prenez vos affaires et sortez », nous ont-ils ordonné. Alors les détenus ont commencé à rassembler le peu de biens personnels qui leur restait : couverture rêche, gamelle, cuillère ou couteau de fortune fabriqué avec les restes d’une boîte de conserve rouillée… Personne ne savait où nous allions être transférés, et je ne pouvais m’empêcher de repenser à l’évacuation mensongère du ghetto de Lodz qui nous avait menés, mes parents, ma sœur et moi, à Auschwitz.

Élie Buzyn en 1946.

» Il était 5 heures du soir. Sans attendre, on nous a alignés par rangées de cinq prisonniers, convoyés, de part et d’autre, par des SS à cheval armés de matraques et de fusils. Et nous avons commencé à marcher dans le froid et la nuit de l’hiver. Nos colonnes s’étiraient à perte de vue, sur des kilomètres. La moindre faiblesse était sanctionnée par une exécution à bout portant, par le fusil du SS situé du côté du malheureux qui flanchait. Quiconque ralentissait le pas ou s’écartait du rang était abattu sur place. Les nazis ne laissaient que des cadavres au bord du chemin.

» Au début, je me suis dit que nous allions faire un peu de route à pied, puis que nous rejoindrions sans doute un train ou un camion qui nous emmènerait à notre destination, quelle qu’elle soit. Mais nous avons continué à marcher, vêtus seulement de nos uniformes légers de détenus qui ne nous protégeaient en rien du froid glacial, de ces – 20 °C qui nous mordaient la peau. Vers minuit, les SS nous ont dirigés vers une grange, qu’ils ont encerclée. Tout est resté gravé dans ma mémoire. Ils nous ont laissés nous reposer quelques heures sans nous donner à manger, ni à boire : il ne nous restait que la neige pour nous sustenter. Au petit matin, nous avons été forcés de reprendre la marche.

» Je ne me rappelle plus combien de jours ce manège inhumain a pu durer. Mais je n’ai pas oublié les cadavres, des cadavres partout, de chaque côté de la route. Je savais que si je montrais le moindre signe de faiblesse, si je trébuchais ou si je tombais, je ferais partie de cette cohorte de corps sans vie qui jonchaient notre interminable chemin. Alors j’ai redoublé d’efforts ; j’ai tenu bon et continué de marcher.

» Je me souviens de cet homme titubant, près de tomber, qui s’obstinait pourtant à avancer, protégé sous sa lourde couverture. Je lui ai dit : « Si tu veux continuer à marcher, jette cette couverture ! » Il m’a répondu : « Si je la jette, je mourrai de froid ! » Sans entrer dans la discussion, je me suis contenté de la lui arracher pour le soulager et lui permettre de continuer. Peut-être n’est-il pas excessif, en dépit de sa brutalité, d’interpréter mon geste comme une forme d’empathie envers cet homme à bout de forces.

» Un jour, enfin, le peu de survivants de cette « marche de la mort » que nous étions sommes arrivés à la gare de Wroclaw, où d’autres SS nous attendaient. De force, sous les coups de matraque et les hurlements des hommes et des chiens, on nous a entassés dans des wagons métalliques normalement destinés au transport du gravier, du sable ou des briques, ouverts et sans toit. Entassés à plus de cent par wagon, nous nous sommes aussitôt jetés sur la neige qui tapissait le sol, la seule « nourriture » dont nous disposions, qui nous brûlait la bouche et l’estomac. Très vite, il n’en est plus resté.

» La neige fondait au contact de nos corps et avec le froid, nos vêtements imprégnés d’eau gelaient, devenant cassants comme du verre, nous blessant au moindre mouvement, effroyable torture qui nous forçait à rester figés comme des statues de glace. Les gens mouraient de froid et de soif, au point que nous ne savions plus distinguer les vivants des morts. Nous n’étions plus conscients de rien. Après trois jours côte à côte avec une personne raide et froide, on en vient à se demander si l’on n’est pas soi-même l’un de ces cadavres…

» Au-dessus de chacun de ces wagons trônait un SS avec sa mitraillette, sur un siège spécialement aménagé, emmitouflé dans de la fourrure avec un thermos de liquide chaud à sa disposition. Dès qu’un détenu se risquait à lever la tête, ou tentait d’attraper le rebord pour se soulever et regarder dehors, le garde hurlait un avertissement. Si l’ordre n’était pas suivi d’effet, il tirait. Certains détenus observaient le garde puis, lorsque celui-ci semblait s’être endormi, se hissaient, aidés par des camarades, et basculaient de l’autre côté. Mais les autres SS restés aux aguets n’étaient pas longs à abattre le fuyard. Ainsi lorsque, sporadiquement, nous entendions des tirs, savions-nous qu’un de nos camarades avait essayé de s’échapper. Toutes les tentatives étaient vouées à l’échec.

» Un matin, de bonne heure, le train s’est arrêté sous un pont où circulaient des civils, à pied ou à bicyclette, qui nous jetaient à peine un coup d’œil avant de s’enfuir en apercevant les cadavres entassés au fond des wagons. Nous nous sommes mis à les implorer : « Wasser ! Wasser ! » Nous mourions de soif. Quelques minutes plus tard, un passant qui nous avait entendus est revenu avec un seau au bout d’une corde, qu’il a descendu jusqu’au wagon. Quand le récipient est arrivé à notre hauteur, cinq ou six hommes se sont précipités pour y boire, chacun le tirant et l’inclinant vers lui, tandis que son contenu se répandait sur le sol du wagon. J’observais la scène depuis le coin où j’étais assis et j’ai soudain entendu l’homme, qui nous regardait depuis le pont, se mettre à nous injurier en constatant que toute l’eau avait été renversée. Dans sa colère, entre deux insultes terriblement ordurières, il a jeté sa corde sur nous et s’en est allé.

» Après ces trois jours passés sous la neige, à découvert, les SS nous ont enfin extirpés de ce train de l’enfer, trempés et gelés, vivants et morts imbriqués, avec une violence que les mots peinent à décrire. Nous étions arrivés à Buchenwald. Moins de dix jours après notre départ et cette marche dantesque, le 27 janvier 1945, Auschwitz serait libéré. » (J’avais 15 ans, vivre, survivre, revivre, paru en 2018 chez Alisio Poche, les éditions Leduc.s)

À partir de 1998, Élie Buzyn commence à témoigner de son expérience, notamment auprès des écoliers. Il terminait ses interventions en appelant son auditoire à devenir « les témoins des témoins ».

Monsieur Élie Buzyn nous a quittés en mai dernier, à l’âge de 93 ans.

https://www.memorialdelashoah.org/hommage-a-elie-buzyn-rescape-de-la-shoah-decede.html

Le premier billet sur la « marche de la mort » des déportés d’Auschwitz est le témoignage d’Elie Wiesel : http://lescendresdauschwitz.cyrilcarau.fr/30-la-marche-de-la-mort-1/