Les prochains billets seront consacrés aux témoignages des marches de la mort qui se sont déroulées en janvier 1945 lors de l’évacuation du complexe d’Auschwitz et de ses camps annexes.

Le premier est celui du jeune Elie Wiesel, alors âgé de seize ans. Il se trouvait à Auschwitz III, la Buna.

« Au matin, le camp avait changé de visage. Les détenus se montraient dans d’étranges accoutrements : on eut dit une mascarade. Chacun avait enfilé plusieurs vêtements l’un sur l’autre pour mieux se protéger du froid. Pauvres saltimbanques, plus larges que hauts, plus morts que vivants, pauvres clowns dont le visage de fantôme sortait d’un monceau de tenues de bagnards ! Paillasses.

Elie Wiesel a 15 ans

» Je tâchai de découvrir· une chaussure très large. En vain. Je déchirai une couverture et en entourai mon pied blessé. Puis je m’en fus vagabonder à travers le camp, à la recherche d’un peu plus de pain et de quelques pommes de terre.

» Certains disaient qu’on nous conduisait en Tchécoslovaquie. Non : à Gros-Rosen. Non : à Gleiwitz. Non à…

» Deux heures de l’après-midi. La neige continuait à tomber drue. Les heures passaient vite maintenant. Voilà le crépuscule. Le jour se perdait dans la grisaille. Le chef du block se souvint soudain qu’on avait oublié de nettoyer le block. Il ordonna à quatre prisonniers de lessiver le parquet… Une heure avant de quitter le camp ! Pourquoi ? Pour qui ?

» — Pour l’armée libératrice, s’écria-t-il. Qu’ils sachent qu’ici vivaient des hommes et non des porcs.

» Nous étions donc des hommes ? Le block fut nettoyé à fond, lavé jusque dans ses moindres recoins.

» À six heures, la cloche sonna. Le glas. L’enterrement. La procession allait se mettre en marche.

» — En rangs ! Vite !

» En quelques instants, nous étions tous en rangs, par blocks. La nuit venait de tomber. Tout était en ordre, selon le plan établi.

» Les projecteurs s’allumèrent. Des centaines de S.S. armés surgirent de l’obscurité, accompagnés de chiens de bergers. Il ne cessait de neiger.

» Les portes· du camp s’ouvrirent. De l’autre côté paraissait nous attendre une nuit plus obscure encore.

» Les premiers blocks se mirent en marche. Nous attendions. Nous devions attendre la sortie des cinquante-six blocks qui nous précédaient. Il faisait très froid. Dans la poche, j’avais deux morceaux de pain. Avec quel appétit j’en aurais mangé ! Mais je n’en avais pas le droit. Pas maintenant.

» Notre tour approchait : block 53… block 55…

» — Block 57, en avant, marche !

» Il neigeait sans fin. » (Pages 152-154 de La nuit, Éditions de Minuit.)

« Un vent glacé soufflait avec violence. Mais nous marchions sans broncher.

» Les S.S. nous firent presser le pas. « Plus vite, canailles, chien pouilleux ! » Pourquoi pas ? Le mouvement nous réchauffait un peu. Le sang coulait plus facilement dans nos veines. On avait la sensation de revivre…

» — Plus vite, chiens pouilleux !

» On ne marchait plus, on courait. Comme des automates.

» Les S.S. couraient aussi, leurs armes à la main. Nous avions l’air de fuir devant eux.

» Nuit noire. De temps à autre, une détonation éclatait dans la nuit. Ils avaient l’ordre de tirer sur ceux qui ne pouvaient soutenir le rythme de la course. Le doigt sur la détente, ils ne s’en privaient pas. L’un d’entre nous s’arrêtait-il une seconde, un coup de feu sec supprimait un chien pouilleux. Je mettais machinalement un pas devant l’autre. J’entraînais ce corps squelettique qui pesait encore si lourd. Si j’avais pu m’en débarrasser !

» Malgré mes efforts pour ne pas penser, je sentais que j’étais deux : mon corps et moi. Je le haïssais. Je me répétai « Ne pense pas, ne t’arrête pas, cours ».

» Près de moi, des hommes s’écroulaient dans la neige sale. Coups de feu.

» À mes côtés marchait un jeune gars de Pologne, qui s’appelait Zalman. Il travaillait à Buna dans le dépôt de matériel électrique. On se moquait de lui parce qu’il était toujours à prier ou à méditer sur quelque problème talmudique. C’était une manière pour lui d’échapper à la réalité, de ne pas sentir les coups… Il fut soudain saisi de crampes d’estomac. « J’ai mal au ventre », me souffla-t-il. Il ne pouvait plus continuer. Il fallait qu’il s’arrête un instant.

» Je l’implorai :

» — Attends encore un peu, Zalman. Bientôt, on s’arrêtera tous. On ne va pas courir comme ça jusqu’au bout du monde.

» Mais, tout en courant, il commença de se déboutonner et me cria :

» — Je n’en peux plus. Mon ventre éclate…

» — Fais un effort, Zalman… Essaie…

» — Je n’en peux plus, gémissait-il.

» Son pantalon baissé, il se laissa choir. C’est la dernière image qui me reste de lui. Je ne crois pas que ce soit un S.S. qui l’ait achevé, car personne ne l’avait aperçu. Il dut mourir écrasé sous les pieds des milliers d’hommes qui nous suivaient. » (Pages 155-157 de La nuit, Éditions de Minuit.)

(…)

« Nous traversâmes un village abandonné. Pas âme qui vive. Pas un aboiement. Des maisons aux fenêtres béantes. Certains se laissèrent glisser hors des rangs pour tenter de se cacher dans quelque bâtiment désert.

» Une heure de marche encore et l’ordre de repos arriva enfin.

» Comme un seul homme, nous nous laissâmes choir dans la neige. Mon père me secoua :

» — Pas ici… Lève-toi… Un peu plus loin. Il y a là-bas un hangar… Viens…

» Je n’avais ni l’envie ni la force de me lever. J’obéis pourtant. Ce n’était pas un hangar, mais une usine de briques au toit défoncé, aux vitres brisées, aux murs encrassés de suie. Il n’était pas facile d’y pénétrer. Des centaines de détenus se pressaient devant la porte.

» Nous réussîmes enfin à entrer. Là aussi, la neige était épaisse. Je me laissai tomber. C’est seulement à présent que je sentais toute ma lassitude. La neige me paraissait un tapis bien doux, bien chaud. Je m’assoupis. » (Pages 159-160 de La nuit, Éditions de Minuit.)

(…)

« Nous demeurâmes trois jours à Gleiwitz. Trois jours sans manger et sans boire. On n’avait pas le droit de quitter la baraque. Des S.S. surveillaient la porte. J’avais faim et soif. Je devais être bien sale et défait, à voir l’aspect des autres. Le pain que nous avions emporté de Buna avait été dévoré depuis longtemps. Et qui sait quand on nous donnerait une nouvelle ration ?

» Le front nous poursuivait. Nous entendions de nouveaux coups de canon, tout proches. Mais nous n’avions plus la force ni le courage de penser que les nazis n’auraient pas le temps de nous évacuer, que les Russes allaient bientôt arriver.

» On apprit que nous allions être déportés au centre de l’Allemagne.

» Le troisième jour, à l’aube, on nous chassa des baraques. Chacun avait jeté sur son dos quelques couvertures, comme des châles de prière. On nous dirigea vers une porte qui séparait le camp en deux. Un groupe d’officiers S.S. s’y tenait.

» Une rumeur traversa nos rangs : une sélection !

» Les officiers S.S. faisaient le triage. Les faibles : à gauche. Ceux qui marchaient bien : à droite.

» Mon père fut envoyé à gauche. Je courus derrière lui. Un officier S.S. hurla dans mon dos :

» — Reviens ici !

» Je me faufilais parmi les autres. Plusieurs S.S. se précipitèrent à ma recherche, créant un tel tohu-bohu que bien des gens de gauche purent revenir vers la droite – et parmi eux, mon père et moi. Il y eut cependant quelques coups de feu, et quelques morts.

» On nous fit tous sortir du camp. Après une demi-heure de marche, nous arrivâmes au beau milieu d’un champ, coupé par des rails. On devait attendre là l’arrivée du train. La neige tombait serrée. Défense de s’asseoir, ni de bouger.

» La neige commençait à constituer une couche épaisse sur nos couvertures. On nous apporta du pain, la ration habituelle. Nous nous jetâmes dessus. Quelqu’un eut l’idée d’apaiser sa soif en mangeant de la neige. Il fut bientôt imité par les autres. Comme on n’avait pas le droit de se baisser, chacun avait sorti sa cuiller et mangeait la neige accumulée sur le dos de son voisin. Une bouchée de pain et une cuillerée de neige. Cela faisait rire les S.S. qui observaient ce spectacle.

» Les heures passaient. Nos yeux étaient fatigués de scruter l’horizon pour voir apparaître le train libérateur. Ce n’est que fort tard dans la soirée qu’il arriva. Un train infiniment long, formé de wagons à bestiaux, sans toit. Les S.S. nous y poussèrent, une centaine par wagon : nous étions si maigres ! L’embarquement achevé, le convoi s’ébranla. » (Pages 171-173 de La nuit, Éditions de Minuit.)

« Serrés les uns contre les autres pour tenter de résister au froid, la tête vide et lourde à la fois, au cerveau un tourbillon de souvenirs moisis.

» L’indifférence engourdissait l’esprit. Ici ou ailleurs – quelle différence ? Crever aujourd’hui ou demain, ou plus tard ? La nuit se faisait longue, longue à n’en plus finir.

» Lorsqu’enfin une éclaircie grise apparut à l’horizon, elle me découvrit un enchevêtrement de formes humaines, la tête rentrée dans les épaules, accroupies, s’entassant les unes contre les autres, comme un champ de pierres tombales couvertes de poussière aux premières lueurs de l’aube. J’essayai de distinguer ceux qui vivaient encore de ceux qui n’étaient plus. Mais il n’y avait pas de différence. Mon regard s’arrêta longtemps sur un qui, les yeux ouverts, fixait le vide. Son visage livide était recouvert d’une couche de givre et de neige.

» Mon père était recroquevillé près de moi, enveloppé dans sa couverture, les épaules chargées de neige. Et s’il était mort, lui aussi ? Je l’appelai. Pas de réponse. J’aurais crié si j’en avais été capable. Il ne bougeait pas.

» Je fus soudain envahi de cette évidence : il n’y avait plus de raison de vivre, plus de raison de lutter.

» Le train stoppa au milieu d’un champ désert.

» Ce brusque arrêt avait réveillé quelques dormeurs. Ils se dressaient sur leurs pieds et jetaient un regard étonné autour d’eux.

» Dehors, des S.S. passaient en hurlant :

» — Jetez tous les morts ! Tous les cadavres dehors !

» Les vivants se réjouissaient. Ils auraient plus de place. Des volontaires se mirent au travail. Ils tâtaient ceux qui étaient restés accroupis.

» — En voilà un ! Prenez-le !

» On le déshabillait et les survivants se partageaient avidement ses vêtements, puis deux « fossoyeurs » le prenaient par la tête et les pieds et le jetaient hors du wagon, tel un sac de farine.

» On entendait appeler d’un peu partout :

» — Venez donc ! Ici, un autre ! Mon voisin. Il ne bouge plus.

» Je ne m’éveillai de mon apathie qu’au moment où des hommes s’approchèrent de mon père. Je me jetai sur son corps. Il était froid. Je le giflai. Je lui frottai les mains, criant :

» — Père ! Père ! Réveille-toi. On va te jeter du wagon…

» Son corps restait inerte.

» Les deux fossoyeurs m’avaient saisi au collet :

» — Laisse-le. Tu vois bien qu’il est mort.

» — Non ! criai-je. Il n’était pas mort ! Pas encore !

» Je me remis de plus belle à le frapper. Au bout d’un moment, mon père entrouvrit ses paupières sur des yeux vitreux. Il respira faiblement.

» — Vous voyez m’écriai-je.

» Les deux hommes s’éloignèrent.

» On déchargea de notre wagon une vingtaine de cadavres. Puis le train reprit sa marche, laissant derrière lui quelques centaines d’orphelins nus sans sépulture dans un champ enneigé de Pologne.

» Nous ne recevions aucune nourriture. Nous vivions de neige : elle tenait lieu de pain. Les jours ressemblaient aux nuits et les nuits laissaient dans notre âme la lie de leur obscurité. Le train roulait lentement, s’arrêtait souvent quelques heures et repartait. Il ne cessait de neiger.

» Nous restions accroupis tout au long des jours et des nuits, les uns sur les autres, sans dire un mot. Nous n’étions plus que des corps frigorifiés.

» Les paupières closes, nous n’attendions que l’arrêt suivant pour décharger nos morts. » (Pages 174-177 de La nuit, Éditions de Minuit.)