Julia Kac, au moment des faits, le 18 janvier 1945, est âgée de 19 ans, et se trouve à Auschwitz depuis le mois de juin 1943 (d’abord à Birkenau, puis à Auschwitz I en 1944), son matricule est le 46 540. Elle est arrêtée, avec son père Joseph, à Paris le 23 mai 1943 à cause de la dénonciation d’une de leurs voisines. Marie, la mère de Julia, ayant été déjà arrêtée lors de la rafle du Vel’d’hiv. Julia – qui doit fêter ses 18 ans dans un mois– est d’abord incarcérée à Drancy.

Elle survivra, contrairement aux siens à l’enfer d’Auschwitz, et connaîtra deux marches de la mort, d’abord en janvier 1945, puis en avril où elle parviendra à s’évader le 24 avril 45.

Voici son témoignage :

Julia Kac-Wallach

 

« Depuis des jours, on entendait les canons tonner, de plus en plus proches. Celles qui avaient encore une étincelle de vie, celles qui se sentaient toujours une prise sur la réalité, nous ont dit que les Russes approchaient. L’Armée rouge venait nous délivrer. Il y en a qui essayaient de s’approcher des barbelés et qui criaient, en russe ou en français, en polonais, dans toutes les langues qu’on connaissait au camp : « Dépêchez-vous, venez nous sauver. On va crever. Dépêchez-vous. » Elles essayaient de déterminer l’avancée des combats à l’oreille.

» Pas moi. J’avais reçu tellement de coups que j’avais appris à ne plus rien espérer. Qu’ils viennent. En attendant, les journées continuaient dans la tempête, le froid et la neige. Qu’ils viennent, moi je ne ressentais plus ni espoir ni angoisse. J’étais vide.

» Les soldats nous ont rassemblés sur la place de l’appel pour nous annoncer qu’on évacuait le camp. Ceux qui pouvaient marcher devaient le faire savoir. Deux ans à prétendre qu’on tient encore debout alors qu’on se sent mourir laissent des réflexes qui ne s’effacent pas en un jour. J’ai dit que je pouvais marcher. Ceux qui étaient trop faibles, ils mouraient.

» Si j’étais restée au camp, neuf jours après, c’était fini. Au lieu de ça, j’ai encore souffert quatre mois. Mais bien sûr, personne ne pouvait le savoir.

» Hössler nous a distribué tout ce qui restait de pain, deux par personne, et nous a dit de les emporter parce qu’il ne fallait rien laisser aux Russes. En passant pour l’inspection, il m’a remarquée. « Fais voir tes jambes. » J’ai montré les marques mal cicatrisées de mon typhus. Il a hoché la tête. Il m’avait reconnue.

» Dans l’état de délabrement qui était le nôtre, deux pains, c’était trop lourd, et puis on risquait de se les faire voler. On a presque tous englouti notre ration, ce premier matin, sans savoir que c’était la dernière fois qu’on nous donnait quelque chose à manger.

» Nous sommes partis dans la tempête, en une longue file d’hommes et de femmes titubant. Nous servions à protéger les Allemands des bombardements tandis qu’ils faisaient retraite. Des centaines de prisonniers ont été abandonnés dans les baraques derrière nous. On les croyait livrés à la mort mais, étrangement, les soldats ne les ont pas achevés, ils les ont abandonnés dans le camp désert.

» Les Allemands étaient en train de perdre la guerre et, avec cette certitude, quelque chose du temps d’avant a commencé à leur revenir. Pas l’humanité, mais le doute. Sur leurs visages, nous lisions un sentiment familier : la peur. Ils crevaient de trouille. Ils n’avaient plus confiance dans leurs chefs. Cela ne les rendait pas moins dangereux mais cette peur dans leurs yeux, dans leur odeur, dans leur voix, elle nous a fait du bien. Ils criaient leurs ordres gutturaux, ils nous battaient et les aboiements de leurs chiens continuaient de rythmer nos heures. Mais ils tremblaient. Ils abattaient ceux qui traînaient trop, ceux qui s’asseyaient par terre un instant pour se reposer, ceux qui voulaient souffler, mais dans leurs yeux écarquillés, dans cette fuite démente à travers la Pologne enneigée, à mener une longue file de morts-vivants, on sentait la défaite.

» C’est là, je crois, que j’ai commencé à reprendre courage.

» Quelques jours ou quelques semaines de plus auraient sans doute eu raison de moi, mais maintenant je voulais vivre. Alors j’ai marché. Dans la neige.

» Ceux qui n’ont pas connu les marches de la mort ne savent rien.

» Les gens tombaient comme des mouches, surtout les hommes. Les femmes, c’est plus résistant.

» Je marchais avec Doba, une jeune fille de 15 ou 16 ans que j’avais connue à son arrivée au camp, en 1944. Elle avait dépéri à toute vitesse. Elle était si maigre que je l’avais prise sous ma protection. Elle me rappelait celle que j’étais, à mon arrivée, elle était sans défense. Je veillais sur elle de mon mieux.

» Le froid, l’expérience intime du froid, c’est quelque chose qui ne peut pas se partager.

» On avait notre robe, qui se détrempait et qui ne nous protégeait pas. Certaines portaient un manteau mince, d’autres avaient pris une couverture qui devenait plus lourde à mesure qu’elle s’imbibait. On ne voyait rien, le vent nous soufflait des flocons durs comme des milliers d’aiguilles dans le visage et dans les yeux, on titubait, on se cognait les unes contre les autres. Nous avons marché un jour entier. Combien de kilomètres a-t-on parcourus ? Je ne sais pas exactement où a eu lieu la première étape, sur la plaine polonaise où le vent souffle sans rencontrer jamais aucun obstacle.

» La colonne s’est arrêtée près d’une ferme dont on distinguait le bâtiment. Partout autour de nous, la nuit et la tempête. J’ai pensé que c’était la fin. Instinctivement, nous nous sommes mises à genoux, nous enlaçant les unes les autres pour ne pas tomber allongées dans la neige, afin d’avoir le moins de surface en contact avec l’épaisse poudreuse qui couvrait le monde. Doba et moi embrassées dans le chœur des femmes. On se tournait et on se déplaçait petit à petit pour se protéger successivement de tous les côtés. Chaque fois que je me suis réveillée, je me suis demandé comment j’avais pu survivre. Chaque fois que je me suis endormie, j’ai cru que c’était la dernière fois.

» Le lendemain, nous sommes reparties. Il paraît que les hommes pissaient debout, en marchant. Nous, on devait s’arrêter. De temps en temps il y avait le bruit sec d’une détonation, ils avaient achevé l’un d’entre nous. Nous avons marché 80 kilomètres jusqu’à Breslau. Il y a eu trois nuits, je crois et chaque fois, beaucoup d’entre nous ne se sont pas relevés. La colonne laissait derrière elle des corps couchés dans la neige. La terre était couverte de cadavres. Je vérifiais sans cesse que Doba était près de moi. Elle avait les jambes très gonflées et avançait avec difficulté.

» Il y a des moments où on dormait en marchant. On continuait d’avancer les paupières baissées comme si on était déjà un peu parti puis, dans un sursaut, on les rouvrait, on regardait autour de nous et rien n’avait changé, le vent soufflait toujours, tout était blanc, sauf les silhouettes indistinctes qui progressaient, comme nous, à pas lents, lourds. C’était un éblouissement, une petite mort, une fraction d’absence au monde.

» J’ai rouvert les yeux. Doba n’était plus là. On m’a dit qu’elle s’était arrêtée pour se reposer. J’ai compris que je ne la reverrais jamais. Est-ce qu’elle s’est laissée mourir pour ne pas me peser ? Est-ce qu’ils l’ont achevée ? J’ignorais son nom de famille, je n’avais personne à prévenir et je n’ai jamais retrouvé son prénom sur les listes des victimes. Je savais juste qu’elle avait des sœurs, puisque je lui avais promis qu’elle les reverrait. La vie de Doba s’est effacée silencieusement, dans la grande nuit polonaise.

» Quelque part dans ce pays maudit et dévasté, l’homme qui allait devenir mon mari marchait lui aussi. Il pesait 27 kilos et n’avait plus de chaussures. Il allait y perdre tous ses orteils.

» Après trois jours de marche, ils nous ont fait monter dans un train, un wagon métallique à découvert, sans porte. Il faisait – 20 degrés. On s’est entraidées pour se hisser, c’était haut, j’avais posé une main sur le marchepied et de l’autre, j’aidais les copines à monter. Mais quand j’ai voulu grimper à mon tour, ma main était soudée au métal par le gel et je ne pouvais plus bouger. Un soldat allemand, pressé, me l’a détachée d’un coup de crosse. J’ai fixé le métal nu : un bout de chair y était resté collé. J’ai regardé ma main : il en manquait un morceau, dans le creux de la paume. À cause du froid, ça ne saignait pas. Je ne sais même pas si j’ai eu mal. Nous étions au-delà de la douleur.

» Le train s’est mis en marche. On gelait à l’intérieur. Celles qui étaient collées contre les bords mouraient, le visage attaché au métal.

» Sur un corps, j’ai trouvé des bottes, je les ai prises.

(…)

» Nous sommes arrivées à Ravensbrück. Je n’avais jamais vu autant de femmes comme nous, avec le même regard. On y a passé la nuit. Une ancienne apothicaire, qu’on connaissait depuis le camp, une shiksa, une non-juive qui savait des remèdes, nous a dit : « Ne retirez pas vos souliers, vos pieds vont gonfler et vous ne pourrez pas les remettre. » Personne ne l’a crue. Au matin, aucune d’entre nous n’a pu remettre ses chaussures. Nous avons dû sortir pieds nus sur le sol gelé.

» Le train a redémarré. C’était la déroute. Une armée de soldats effrayés conduisait un troupeau exsangue à travers la Pologne et l’Allemagne. Personne ne posait de questions. Tout était tourné vers ce geste, impossible et pourtant réalisé à nouveau, faire un pas, puis un autre, et un autre encore. Tenir une heure, et une autre, et encore.

» Nous sommes arrivées dans un autre camp, je crois que c’était Dora, où une usine fonctionnait toujours. Ils ont mis au travail celles qui le pouvaient encore. »

 

Ce témoignage se trouve dans son ouvrage Dieu était en vacances, écrit avec Pauline Guéna, et paru en 2021 aux Éditions Grasset.

De retour en France, Julia rencontre Marcel Wallach, ancien déporté comme elle. Ils se marient le 27 juin 1946.

 

Pour lire une interview très intéressante de Madame Wallach : https://zone-critique.com/2021/12/23/julia-wallach-je-nai-du-la-vie-sauve-qua-mon-instinct-de-survie/

 

Pour lire les deux précédents témoignages des marches de la mort lors de l’évacuation d’Auschwitz en janvier 1945 :

http://lescendresdauschwitz.cyrilcarau.fr/30-la-marche-de-la-mort-1/

http://lescendresdauschwitz.cyrilcarau.fr/31-la-marche-de-la-mort-2/