Selon l’idéologie délirante des nazis, le monde (et les sociétés) étaient hiérarchisés selon les races. Certaines étaient supérieures et d’autres inférieures, et une (celle juive, selon eux) très dangereuse. La « race germanique » étant au sommet, et la « race juive » tout en bas. Pour les Allemands de cette époque, les Juifs étaient perçus comme des sous-êtres à exterminer. Et dans les camps, particulièrement à Auschwitz, cette conception du monde prit corps, a été délibérément « fabriquée » en affamant, en maltraitant, en privant de soins, en terrorisant, en assassinant régulièrement les détenus juifs. Les nazis poussaient à l’horreur pour réduire des êtres humains à l’image qu’ils avaient d’eux.

Olga Lengyel

Voici un exemple particulièrement saisissant de ce que les nazis ont amené à commettre comme acte de dégradation, d’horreur. Le témoignage est celui d’Olga Lengyel, matricule 25 403 à Auschwitz, dans Souvenirs de l’Au-delà :

« Le problème humain le plus poignant qui se posait à nous autres, chargées de soigner nos compagnes d’infortune, était celui des accouchements. Pendant de longues semaines, dès qu’un enfant naissait à l’infirmerie, mère et enfant étaient envoyés à la chambre à gaz. Ce n’est que lorsque le bébé n’était pas viable, ou encore quand c’était un mort-né, qu’on épargnait la mère. Celle-ci, une fois rétablie, pouvait alors regagner son block. La conclusion à en tirer était simple : « Il ne fallait pas que le nouveau-né vécût. » Nous sentions, toutes les cinq, ce que cette conclusion qui défiait toutes les lois humaines et morales avait de monstrueux. C’était aussi un non-sens du point de vue purement médical. Que de veilles n’avons nous pas passées à tourner et à retourner ce tragique dilemme. Et le matin, mères et bébés allaient à la mort.

» Alors un jour, nous prîmes la décision. Il fallait au moins sauver la mère. Mais pour réaliser notre projet et faire passer l’enfant pour mort-né, de multiples précautions étaient indispensables. Car si les Allemands venaient à soupçonner la chose, c’était pour nous aussi la chambre à gaz, et auparavant peut-être des tortures. Quand les douleurs d’accouchement se déclaraient dans la journée, nous ne menions même pas la parturiente à l’infirmerie. Elle accouchait sur une couverture, dans une des koïas du fond, en présence de toutes les occupantes du block. Si le travail commençait pendant la nuit, nous conduisions la femme à l’infirmerie. Là nous disposions au moins d’une table d’examen, mais hélas, faute de moyens d’asepsie, le danger d’infection était plus grand. Nous passions la journée à soigner dans cette pièce tant de plaies purulentes. Quant au sort du bébé il était toujours le même. Après nous être entourées de toutes les précautions possibles, nous pincions le nez du bébé quand il ouvrait la bouche pour respirer, nous lui placions sur la langue une dose suffisante d’un produit qui ne pouvait manquer son effet. Une piqûre aurait peut-être été plus expéditive, mais il y aurait eu une trace et il fallait avant tout éviter que les Allemands soupçonnent la vérité. Nous placions l’enfant, qui ne tardait pas à succomber dans la même boite qui nous avait servi à l’apporter au block si l’accouchement s’était effectué sur place. Pour l’administration allemande, il s’agissait d’un mort-né. 

» Ainsi donc, les Allemands étaient arrivés à faire de nous des assassins. Aujourd’hui encore, le souvenir de tous ces nourrissons supprimés continue à me hanter. De quoi aurait été fait le destin de tous ces petits êtres anéantis au seuil de la vie ? Qui sait, peut-être avons-nous tué un Pasteur, un Mozart ou un Einstein ? Mais même si ces bébés n’étaient promis qu’à une existence sans éclat, notre responsabilité n’en était pas moins terrible. La pensée d’avoir sauvé les mères n’est qu’une maigre consolation. Sans doute, sans notre intervention ils auraient enduré de pires souffrances, puisqu’ils auraient été jetés, vivants, au four crématoire. Un élémentaire sentiment d’humanité aurait dicté, me semble-t-il, à toute autre personne à notre place, la même solution, aussi monstrueuse qu’elle puisse paraître, et pourtant c’est en vain que je demande à ma conscience de m’acquitter entièrement. »

(Témoignage extrait de Souvenirs de l’Au-delà, paru en 1946 aux Éditions du Bateau Ivre, avec une traduction de Ladislas Gara ; également disponible dans Les médecins de l’impossible de Christian Bernadac, pages 336-338.)