Une douleur à l’épaule m’extirpe de ma rêverie. Le choc me poussant en avant, j’entends :

— Te voilà, toi !

Malgré mon sang qui se liquéfie, je me retourne pour faire face à Otto, le doyen de mon Block. Un détenu certes, mais contrairement à moi, il appartient à la caste des Prominents[1], des éminences, de l’aristocratie du camp. L’homme, d’une trentaine d’années, est assez grand, mais sa forte musculature, son embonpoint et son centre de gravité assez bas lui confèrent un aspect trapu. Avec sa peau rosée, son bel uniforme propre et repassé, conçu sur mesure, ses bottes noires parfaitement cirées et son pantalon avec une culotte de cavalier comme ceux des SS, il impose le respect. Sa gummi[2] n’y est pas étrangère non plus. C’est avec ça qu’il m’a frappé. Un coup pas bien méchant, presque amical de la part d’une telle brute – Otto a éclaté des crânes, brisés des os avec –, mais qui signifie néanmoins que je suis sur la sellette.

Idiot ! Stupide ! Crétin suicidaire ! me tancé-je intérieurement. Pourquoi suis-je resté ici, visible de loin, alors que j’étais parvenu toute la journée durant à me dérober à sa vue ? Je me doute de ce qu’il va me réclamer… et de la correction qui m’attend.

Gerhard Palitzsch

Je me mets aussitôt au garde-à-vous et retire mon béret, comme devant un officier SS. D’expérience, je sais qu’il apprécie les gestes de déférences à son encontre, alors qu’il est un Triangle vert. Pas n’importe quel détenu de droit commun. Non, c’est un des trente criminels venus du camp de Sachsenhausen[3] en 1940 lors de la mise en service d’Auschwitz, et choisis personnellement par le Rapportführer[4] Gerhard Palitzsch pour constituer les garde-chiourmes de cet enfer. Ce type, qui représente la lie de l’humanité, se trouve en ces lieux muni du droit de vie et de mort sur des milliers de prisonniers comme moi. Auxiliaire zélé des SS, Otto me jauge avec ses petits yeux porcins, sourit avec ses lèvres lippues, me domine de toute sa puissance. Avec une ironie méprisante, il me demande :

— Dis-moi, Pepíček, tu as ma bague ?

— Bientôt, Herr Blockältester[5] Otto. Sûrement ce soir ou demain.

— Ce soir ou demain. J’ai entendu ce refrain hier, non ? prononce-t-il non pas à mon attention, mais à celle de son pipe[6]l, un jeune Polonais de quatorze ou quinze ans qui se tient à ses côtés.

Le garçon d’une blondeur angélique, qui porte une belle chaude veste fourrée que j’ai « organisée »[7] la semaine dernière pour lui, hausse les épaules, indifférent.

— Ce soir ou demain, répète Otto. Et qu’ai-je répondu alors ?

— Que je devais vous la donner aujourd’hui, sans faute.

— Exactement.

Otto s’adresse à moi sans se soucier de deux Häftlings faméliques qui tirent avec peine une carriole bâchée, mais d’où dépassent un pied, une main, une tête. Cette cargaison funèbre passe inaperçue dans le quotidien d’Auschwitz. Après tout, eux ont fini de souffrir… et l’on envierait presque leur sort, même si aucun d’entre nous n’échangerait sa place contre la leur. Les deux déportés se pressent, de crainte que le Kapo ne les roue de coups en hurlant : « Schneller, Scheisse Juden! Schneller! »[8] Inutile ; il ne leur accorde aucune attention.

— Alors, où est ma bague ? continue-t-il sur le même ton sarcastique qui amplifie mon angoisse.

— Je n’en ai pas trouvé hier, Herr Blockältester. J’ai fouillé, mais rien. Les autres membres du Kommando ou des gardes ont dû passer avant moi.

— Sale Juif, si tu ne m’es d’aucune utilité, à quoi sert que j’ai permis ta mutation au Canada ?

— C’est juste un contretemps, tenté-je d’argumenter. Je vous ai rapporté ces belles bottes, non ? Et d’autres bijoux. Et… et… la veste de…

Je n’ai pas l’occasion de poursuivre ma défense en exposant tout ce que je lui ai déjà procuré. Sa matraque me heurtant le ventre, violemment, me coupe le souffle et me plie en deux. Je redoutais ce genre de réaction, mais j’espérais qu’Otto prolongerait son petit jeu humiliant avant d’en venir au tabassage en règle. Pourvu qu’il ne cogne pas plus de cinq fois.

J’essaie de me redresser, de demeurer au garde-à-vous, les bras le long de mon corps en position réglementaire, mais le second coup de gummi, cette fois sur la tête, me fait chanceler dans un flash noir de douleur. Perdant l’équilibre à cause du choc, des griffes acérées de la névralgie, de la peur, j’éprouve des difficultés à comprendre les paroles que me crache Otto. Mais, rapidement, je prends conscience qu’il me rabâche sa sempiternelle rengaine de griefs contre nous les Juifs. À cet instant, dans ses insultes, l’ironie a disparu au profit de la malfaisance.

 

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[1] Aristocrates, notables.

Pour les pluriels des mots étrangers, je me suis conformé à la règle grammaticale (II.7. Singulier et pluriel des mots empruntés) en vigueur depuis la rectification de l’orthographe de 1990. J’ai donc opté au pluriel pour Prominents et non Prominente, ou encore pour Häftlings et non Häftlinge, ou Aufseherins et non Aufseherinnen.

[2] Abréviation de l’allemand : Gummiknüppel « matraque en caoutchouc ». Matraque, formée par un câble électrique enrobé de caoutchouc, avec laquelle les Kapos tabassaient les déportés. Se prononce « goumi ».

[3] Le camp de concentration Oranienburg-Sachsenhausen se trouve à une trentaine de kilomètres de Berlin.

[4] Gardien SS qui était chargé de l’appel, de l’établissement de la liste des punitions, de celle des détenus malades et de l’effectif détaillé des Kommandos travaillant dans le camp ou à l’extérieur. Gerhard Palitzsch a été le premier Rapportführer d’Auschwitz. En 1943, il a été remplacé par Oswald Kaduk.

[5] Littéralement le « doyen de Block », c’est-à-dire le détenu qui commande un baraquement complet.

[6] Le pipel est un jeune garçon, âgé de moins de quinze ans, la plupart du temps polonais, souvent de belle apparence, sur lequel un Prominent a jeté son dévolu. Ce dernier lui assure protection, nourriture, et lui offre des cadeaux en échange de ses services sexuels. En termes plus crus, il est l’esclave sexuel d’un Blockältester, d’un Kapo

[7] Organisieren, « organiser », combiner, trafiquer pour se procurer quelque chose, pratiquer le système D, chaparder, voler. Il s’agit d’organiser les moyens de son existence pour contrer les intentions homicides des SS et de leurs acolytes. Que ce soit troquer ou voler. En soi, ce n’est pas mal ou négatif, puisque cela permet aux détenus, s’ils ne se font pas prendre, de survivre.

[8] Plus vite, Juifs de merde ! Plus vite !