Tous les biens que les déportés ont apportés avec eux à Auschwitz sont saisis par les SS et leurs auxiliaires, les membres du Kommando de triage, l’Aufraumungskommando. Ces biens sont d’abord entreposés dans les entrepôts d’Auschwitz I, au bloc 26, puis à partir de 1943 à Birkenau. Voir le plan ci-dessous.

« Canada » ou « Kanada » était le surnom donné en raison de l’idée qu’on se faisait de ce pays, un lieu d’abondance. Le Canada était perçu par les déportés comme un pays riche, avec beaucoup de ressources. De nos jours, on dirait plutôt : « C’est le Pérou, c’est l’Eldorado ! »

 

Voici le témoignage de Rudolf Vrba qui appartint à l’Aufraumungskommando, avant d’être le secrétaire du camp de quarantaine :

« … On pénétra au Canada, le centre commercial d’Auschwitz, l’entrepôt des détrousseurs de cadavres où des centaines de prisonniers travaillaient avec frénésie à trier, classer les vêtements, la nourriture, les objets de valeur de ceux dont les corps brûlaient encore et dont les cendres seraient bientôt utilisées comme engrais.

» C’était un spectacle incroyable : un terrain rectangulaire aux proportions énormes avec des miradors à chaque angle et entouré de barbelés. Il y avait plusieurs dépôts de grandes dimensions et un bâtiment qui semblait abriter des bureaux avec une véranda ouverte à une extrémité. Ce qui me frappa tout d’abord ce fut la montagne de valises, de malles, de sacs à dos, de sacs en tout genre empilés au milieu du terrain.

» Tout à côté il y avait une autre montagne faite de couvertures, 50 000 peut-être 100 000. J’étais tellement abasourdi par ces deux pics jumeaux de possessions personnelles que je ne m’interrogeais pas sur le sort de leurs propriétaires. Je n’avais d’ailleurs pas le temps de penser, chaque pas m’apportant une dose de surprises et de chocs.

» À gauche, je vis des centaines de landaus, des landaus neufs de premiers-nés, d’autres avachis à force d’avoir servi à plusieurs enfants, des landaus aristocratiques de riches et des landaus modestes de gens pauvres, reflet des positions sociales. Je les contemplais avec effroi mais toujours sans me demander ce qu’étaient devenus les bébés.

» Une autre montagne faite cette fois de casseroles, de pots émanant de milliers de cuisines d’une douzaine de pays différents, témoins pathétiques et anonymes de millions de repas que les propriétaires ne mangeraient jamais plus.

» Et puis je vis des femmes, de vraies femmes, non pas les horribles squelettes asexués à l’odeur épouvantable, aux cœurs morts, comme celles qui avaient causé la chute de Franz Marmelade. Celles-là étaient jeunes, bien habillées, bien portantes, ce qui les rendait belles. Elles s’affairaient, couraient dans toutes les directions, des vêtements et des paquets plein les bras. Elles étaient surveillées par des femmes-kapos encore plus élégantes.

» C’était une atmosphère délirante que je n’arrivais pas à cerner et qui me semblait verser dans la folie pure. Près de l’un des dépôts, je vis une rangée de jeunes filles assises à califourchon sur un banc avec des seaux en zinc de chaque côté, ceux de droite étaient remplis de tubes dentifrice que les jeunes filles vidaient et qu’elles jetaient ensuite dans ceux de gauche. Cela ne semblait pas coller avec l’idée que je me faisais de l’organisation allemande, quel gâchis de main-d’œuvre et de produits. Il me restait encore à apprendre que peut-être un tube sur dix mille contenait un diamant, cachette innocente d’une famille qui espérait s’acheter ainsi des privilèges ou même la liberté. » (Pages 161-162 de Je me suis évadé d’Auschwitz.)

(…)

« Une semaine avec ce kommando m’en apprit plus sur le but réel d’Auschwitz que les trois mois qui venaient de s’écouler depuis mon arrivée. C’était une épouvantable leçon, non pas tant à cause du sadisme, de la brutalité, des morts violentes mais surtout à cause du mercantilisme éhonté qui y régnait.

» Lentement les sacs, les vêtements, la nourriture, les photographies tristes et souriantes prirent des visages, les landaus devinrent des bébés et les piles de petites chaussures bien rangées devinrent des enfants, comme ma cousine Lici de Topolcany. Je savais que les doutes qui m’assaillaient et que je tentais de repousser, n’étaient que la triste réalité.

» J’étais dans une usine à tuer, un centre d’extermination où des milliers et des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants étaient gazés et brûlés, non seulement parce qu’ils étaient juifs, motivation première du Führer, mais aussi parce que par leur mort ils participaient à l’effort de guerre allemand.

» Chaque jour je voyais les trains de marchandises arriver vides. On les chargeait de chemises d’hommes le lundi, de fourrures le mardi, de sous-vêtements d’enfants le mercredi, de pardessus etc., selon les décisions de Wiglep. Je compris que tout cela allait vers une Allemagne assiégée, remonter le moral des populations civiles à qui l’on demandait sans arrêt de resserrer d’un cran leur ceinture.

» Je voyais aussi le butin qui lui n’était pas chargé sur ces trains : les marks, les francs, les lires, les dollars et les livres anglaises du marché noir, l’or et les bijoux, pour ne pas mentionner les pierres précieuses qui elles étaient délicatement, secrètement livrées au bureau, le palais de Wiglep, en mains propres. Je sus très vite que ces trésors étaient destinés à la Banque centrale de Berlin après que le roi du Canada eut prélevé sa dîme. Bien plus tard, je découvris avec quelle habileté on s’en était servi, non seulement pour soutenir l’économie du Reich mais aussi pour essayer de déstabiliser l’économie des Alliés par l’intermédiaire des banques suisses.

» Ce n’est que plus tardivement encore que je compris l’importance de cette guerre psychologique pour la population civile. Par exemple, on avait besoin de chaussures pour les enfants de Berlin, Hitler les trouvait à Auschwitz et c’est ainsi que maman pouvait chanter l’éloge du sauveur à la petite moustache noire, en écrivant à papa sur le front russe. » (Pages 167-168.)

 

Pour voir plus de photographies du « Canada » : https://www.yadvashem.org/yv/fr/expositions/album-auschwitz/kanada.asp