Tadeusz Borowski dans Le monde de Pierre relate une arrivée de Zugangs à la gare d’Auschwitz :

Tadeusz Borowski
« La foule en pyjamas rayés était couchée près des rails, dans les étroites bandes d’ombre. Elle respirait péniblement, parlait dans ses multiples langues, regardait avec paresse et indifférence les hommes majestueux en uniformes verts, la verdure des arbres, proche et inaccessible, le clocher d’une petite église lointaine où l’on sonnait l’angélus, avec retard.
» — Voilà le convoi, fit quelqu’un, et tous se levèrent, dans l’attente.
» À la sortie du virage apparurent des wagons de marchandise : le train avançait en marche arrière ; un cheminot, debout sur le tampon d’arrêt, se pencha, agita le bras, siffla. La locomotive lui répondit par un coup de sifflet strident et haleta bruyamment. Le train s’engagea lentement le long du quai. Derrière les barreaux des petites lucarnes, on apercevait des têtes chiffonnées, pâles, mal réveillées, hirsutes : des femmes effrayées, des hommes qui, détail exotique, avaient encore des cheveux. Ils nous dépassaient lentement, observant la gare en silence. C’est alors qu’à l’intérieur des wagons quelque chose commença à s’agiter et à résonner contre les parois de bois. Des appels sourds et désespérés fusèrent.
» — De l’eau ! De l’air !
» Aux fenêtres se penchaient des visages ; des bouches aspiraient désespérément l’air. Après quelques gorgées, les gens disparaissaient des fenêtres et d’autres les prenaient d’assaut, puis disparaissaient de la même manière. Les cris et les râles s’amplifiaient.
» Un homme en uniforme vert, plus couvert d’argent que les autres, eut une grimace de dégoût. Il tira sur sa cigarette et la jeta brusquement, passa sa sacoche de sa main droite dans sa main gauche et fit un signe à l’un des gardes. Ce dernier épaula lentement sa mitraillette et lâcha une rafale sur les wagons. Le silence se rétablit. Pendant ce temps les camions s’étaient avancés, l’on avait installé les marchepieds et l’on s’était placé comme il fallait près des wagons.
» Le géant à la sacoche fit un signe de la main.
» — Gare à ceux qui prennent de l’or, ou quoi que ce soit d’autre, à l’exception de la nourriture. Ils seront fusillés pour avoir volé la propriété du Reich. Compris ? Verstanden ?
» — Jawohl ! hurla-t-on avec plus ou moins de force, chacun pour soi, mais avec de la bonne volonté.
» — Also los ! Au travail !
» Les verrous grincèrent, on ouvrit les wagons. Une vague d’air frais s’abattit à l’intérieur, frappant les gens comme de l’oxyde de carbone. Courbaturés, comprimés par une quantité monstrueuse de bagages, de malles, de valises, de mallettes, de sacs à dos, de ballots en tout genre (ils avaient emporté tout ce qui constituait leur ancienne existence et devait fonder la nouvelle), ils étaient terriblement entassés, ils s’évanouissaient sous l’effet de la chaleur, étouffaient et étouffaient les autres. Ils se massèrent près des portes ouvertes, haletant comme des poissons hors de l’eau.
» — Achtung, descendez avec vos bagages. Ne laissez rien. Déposez toutes ces hardes en tas près du wagon. Donnez vos manteaux. Nous sommes en été. Dirigez-vous vers la gauche. Compris ?
» — Monsieur, que va-t-on faire de nous ?
» Ils sautent déjà sur le gravier, inquiets, très énervés.
» — D’où venez-vous ?
» — De Sosnowiec, de Bedzin. Monsieur, que va-t-il nous arriver ?
» Ils répètent obstinément les mêmes questions, fixant ardemment les yeux fatigués de leurs interlocuteurs.
» — Je ne sais pas, je ne comprends pas le polonais.
» Une loi du camp veut que ceux qui vont à la mort soient abusés jusqu’à la dernière minute. C’est la seule forme acceptable de pitié. La chaleur est insupportable. Le soleil est au zénith. Le ciel embrasé frémit, l’air vibre, par moments le vent souffle sur nous, un air fluide et brûlant. Nos lèvres sont déjà crevassées, on sent dans la bouche le goût salé du sang. Nos corps, restés trop longtemps au soleil, sont affaiblis et rétifs. A boire, oh ! à boire !
» Une vague bigarrée se déverse de chaque wagon, chargée, semblable à un fleuve aveugle, perdu, qui se chercherait un nouveau lit. Mais avant que ces malheureux aient repris conscience, frappés par la fraîcheur de l’air et l’odeur de la nature, déjà on leur arrache leurs paquets des mains, on leur retire leurs manteaux, on arrache leurs sacs à main aux femmes, on confisque les parapluies.
» — Monsieur, monsieur, c’est pour le soleil, je ne peux pas…
» — Verboten, aboie-t-on entre ses dents en sifflant bruyamment.
» Dans notre dos se tient un SS, calme, maître de lui, un professionnel.
» — Meine Herrschaften, mesdames et messieurs, ne jetez pas vos affaires n’importe comment. Montrez donc un peu de bonne volonté.
» Il parle avec gentillesse, mais sa fine cravache se tord nerveusement dans ses mains.
» — Oui, oui, répondent-ils en passant devant nous, longeant les wagons d’un pas un peu plus alerte.
» Une femme se penche rapidement pour ramasser son sac. La cravache siffle, la femme crie, elle trébuche et s’effondre sous les pieds de la foule. Un enfant court derrière elle et » Le tas d’affaires grandit : valises, balluchons, sacs à dos, plaids, vêtements, des sacs à main qui en tombant s’ouvrent et répandent des billets de banque de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, de l’or, des montres. Devant les portes des wagons s’amoncellent des morceaux de pain, s’entassent des pots de confitures, des marmelades diverses ; les tas de jambons, de saucissons s’enflent. Du sucre se répand sur le gravier. Les camions bondés partent dans un bruit d’enfer, accompagnés des lamentations et des hurlements des femmes qui pleurent leurs enfants, et du silence ahuri des hommes soudain esseulés. Ceux qui sont partis à droite – les jeunes, les bien-portants –, iront au camp. Le gaz ne les épargnera pas, mais ils devront d’abord travailler.
» Les camions vont et viennent, sans répit, comme à la chaîne, une chaîne monstrueuse. L’ambulance de la Croix-Rouge fait des allers et retours incessants. L’immense croix de sang sur le capot fond au soleil. L’ambulance de la Croix-Rouge va et vient inlassablement : c’est elle qui transporte le gaz, ce gaz avec lequel on asphyxie ces gens.
» Le Canada, près des marchepieds, n’a pas un moment pour souffler. Les hommes séparent ceux qui vont au gaz et ceux qui vont au camp ; ils poussent les premiers sur les marchepieds, les entassent dans les camions, à soixante par véhicule, grosso modo.
» Sur le côté se tient un jeune monsieur rasé de près, un SS. Il tient un carnet à la main. Chaque camion est figuré par un bâton : seize camions sont partis, cela fait mille, grosso modo. Le monsieur semble équilibré et méticuleux. Aucun camion ne peut partir sans qu’il le sache, sans son bâton : Ordnung muss sein. Les bâtons s’enflent en milliers, les milliers en convois entiers, dont on dit brièvement « de Salonique », « de Strasbourg », « de Rotterdam ». De celui-ci, on dira dès aujourd’hui « de Bedzin », mais son nom définitif sera : « de Bedzin-Sosnowiec ». Les personnes de ce convoi qui iront au camp recevront les numéros 131-132. En milliers, s’entend, mais en abrégé, on dira justement les 131-132.
» Le nombre des convois augmente au fil des semaines, des mois, des années. Après la guerre, on comptera ceux qui auront été réduits en cendres ; on en dénombrera quatre millions cinq cent mille. Le combat le plus sanglant de la guerre, la plus grande victoire de l’Allemagne unie et solidaire. Ein Reich, ein Volk, ein Führer – et quatre crématoires. Des crématoires, il y en aura seize à Auschwitz, pouvant brûler cinquante mille personnes par jour. Le camp sera agrandi jusqu’à ce que ses barbelés électrifiés atteignent la Vistule ; trente mille hommes en pyjamas rayés l’habiteront ; on l’appellera la Verbrecherstadt – la ville des criminels. Non, les victimes ne manqueront pas. Brûleront des Juifs, brûleront des Polonais, brûleront des Russes puis viendra le tour des hommes de l’Ouest et du Sud, du continent et des îles. Viendront des hommes en pyjamas rayés, ils reconstruiront les villes allemandes détruites, ils laboureront les terres en friche et, quand ils seront épuisés par un travail impitoyable, par le sempiternel « Bewegung ! Bewegung ! », alors s’ouvriront devant eux les portes des chambres à gaz. Celles-ci seront améliorées, plus économiques, plus habilement camouflées. Comme celles de Dresde, déjà entrées dans la tragique légende.
» Les wagons sont enfin vides. Un SS maigre, grêlé, jette un coup d’œil tranquille à l’intérieur, hoche la tête avec dégoût, nous embrasse du regard et désigne le train :
» — Rein. Nettoyez !
» On saute à l’intérieur. Dispersés dans les coins, parmi les excréments et les montres perdues, il y a des bébés étouffés, piétinés, des petits monstres nus aux têtes énormes et aux ventres gonflés. On les attrape comme des poulets, plusieurs à la fois.
» — Ne les mets pas dans le camion. Rends-les aux femmes, me dit le SS en allumant une cigarette.
» Son briquet s’est enrayé, ce qui le préoccupe beaucoup.
» — Prenez ces bébés, pour l’amour de Dieu.
» J’explose, car les femmes me fuient avec terreur, rentrant la tête dans leurs épaules.
» Que vient faire ici le nom de Dieu ? Les femmes comme les enfants iront dans les camions. Tous. Sans exception. Nous savons tous parfaitement ce que cela veut dire et nous nous regardons avec haine et terreur.
» — Quoi, vous ne voulez pas les prendre ? dit d’une voix à la fois étonnée et chargée de reproche le SS grêlé, qui commence à dégainer son revolver.
» — Inutile de tirer, je les prends.
» Une grande femme aux cheveux gris me prit les bébés des mains et, un instant, me regarda droit dans les yeux.
» — Un enfant, un enfant, chuchota-t-elle en souriant.
» Elle s’éloigna en trébuchant sur le gravier.
» Je m’appuyai contre la paroi du wagon. J’étais très fatigué. »
Le monde de Pierre est un témoignage véritablement saisissant et sans complaisance, un des récits de déportés les plus terribles. En fait, il est constitué de plusieurs récits, avec d’abord la vie en Pologne sous l’occupation allemande, puis les arrestations, ensuite la vie à Auschwitz, et la libération. Arrêté en 1943 par les Allemands, alors qu’il a une vingtaine d’années, Tadeusz Borowski est déporté à Auschwitz. Il est ensuite transféré à Natzweiler-Struthof, puis à Dachau où il est libéré par les Alliés. Profondément marqué par l’expérience concentrationnaire et les horreurs du nazisme, il fonde de grand espoir sur le nouveau régime polonais, soi-disant une « république populaire socialiste ». Voyant ses amis arrêtés, torturés, incarcérés, il sombre dans un désespoir tel qu’il met fin à ses jours à l’âge de 28 ans.
*Pour tous les termes étrangers parlés à Auschwitz, je renvoie à mon glossaire : http://lescendresdauschwitz.cyrilcarau.fr/lagersprache/
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