Il existe trois types de sélections à Auschwitz. La première est celle à la descente du train, d’abord à la gare d’Auschwitz, ensuite à partir de mai 1944 sur la Judenramp*, à Birkenau même. Un des médecins SS, très souvent le Dr Mengele, sélectionne parmi les déportés ceux qui sont jugés aptes au travail, et ceux qui seront immédiatement assassinés dans une des chambres à gaz de Birkenau.
La seconde est la sélection des malades au Revier. Le médecin SS passe dans les rangs des malades et décident qui continuera à être soigné et qui ira à la chambre à gaz.
La troisième a lieu lorsque les responsables SS jugent qu’il y a trop de détenus au camp. Avant un nouvel arrivage de Zugangs, les baraquements sont bouclés, c’est le Blocksperre. Dans ce cas, il faut savoir que toutes les personnes sélectionnées pour être assassinées sont des Juifs ; les Aryens, les non-Juifs étant dispensés de la sélection.
On peut imaginer à quel point les Häftlings vivaient dans l’angoisse d’une sélection.
Pour tous ces cas, je livrerai un (ou plusieurs) témoignages.

Olga Lengyel
Le premier témoignage est celui d’Olga Lengyel qui l’a rapporté dans son récit Souvenirs de l’au-delà à son retour des camps. Rédigé en 1945, il paraît d’abord en Roumanie, puis en français en 1946 aux Éditions du Bateau Ivre.
Dans son cas, la sélection a lieu sur la Judenramp en mai 1944.
« Sur le quai nous aperçûmes un groupe de déportés en uniformes rayés de forçats, et leur vue nous causa une pénible impression. Allions-nous devenir pareils à ces épaves humaines, hâves et décharnées ? On les avait amenés à la gare pour ranger nos bagages, ou plutôt ce qu’il en restait après les prélèvements opérés par nos gardes. Ici, nous fûmes dépouillés complètement.
» L’ordre vint enfin : « Descendez ! » Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, par rangs de cinq. Les médecins étaient rangés à part, avec leurs instruments.
» C’était plutôt rassurant. Du moment qu’on avait besoin de médecins, c’était qu’on soignait les malades. La présence, à la gare, de quatre ou cinq camions sanitaires qui, disait-on, devaient transporter les malades, était également bon signe. Comment aurions-nous pu supposer que tout cela n’était qu’une mise en scène destinée à maintenir l’ordre parmi les déportés avec un minimum de forces armées et que ces ambulances transportaient directement les malades aux chambres à gaz et de là aux fours crématoires ? Mis en confiance par ces subterfuges, les déportés se laissaient dépouiller de leurs bagages et emmener docilement à l’abattoir.
» Lorsque les voyageurs furent rassemblés sur le quai, on descendit les bagages et enfin les corps de ceux qui étaient morts pendant le trajet. Ceux dont la mort remontait à plusieurs jours étaient boursouflés et dans un état de décomposition plus ou moins avancé. Il s’en dégageait une odeur putride. Des milliers de mouches attirées par les cadavres s’attaquaient aussi aux vivants, les harcelant sans cesse.

La sélection à l’arrivée en gare.
» Dès notre arrivée, nous fûmes séparés, ma mère, mes fils et moi, de mon père et de mon mari. Nous faisions partie maintenant d’une colonne qui s’étendait sur plusieurs centaines de mètres – le convoi avait dû débarquer quatre à cinq mille voyageurs – défilant devant une trentaine de S.S. dont le commandant du camp et des officiers de grades divers. C’était la première « sélection » au cours de laquelle allaient être désignées les victimes pour le four crématoire, comme nous devions l’apprendre plus tard.
» Les enfants et les vieillards étaient sélectionnés automatiquement. Lorsque le moment de la séparation arriva, ce furent des scènes atroces. Ces cris de désespoir, ces appels : « Maman ! Maman ! » résonneront toujours à mes oreilles. Mais les gardes S.S. ne s’embarrassaient pas de sentiments. Ils frappaient tous ceux qui essayaient de résister, vieillards, ou enfants, et eurent vite fait de former de notre colonne deux groupes, toujours par rangs de cinq.
» Dans mon impardonnable naïveté, je crus l’officier S.S. qui nous affirma que les vieux resteraient près des enfants dont ils auraient la charge de s’occuper. J’en déduisis tout naturellement que les adultes dans la force de l’âge auraient à travailler.
» À notre tour, ma mère, mes fils et moi dûmes passer devant les « sélectionneurs ». Je commis alors ma seconde et horrible erreur. L’officier nous désigna ma mère et moi pour le groupe des adultes, le plus jeune de mes deux fils pour celui des enfants et des vieillards, et hésita une seconde devant mon fils aîné.
» Ce S.S. était un grand gaillard brun, à lunettes. Il s’efforçait visiblement de se comporter correctement. Plus tard, j’appris son nom. C’était le docteur Klein, « le grand sélectionneur » qui devait devenir en 1945 l’une des vedettes du procès des bourreaux de Belsen.

Le Dr. Fritz Klein au procès de Belsen à Lunebourg.
» — Ce garçon doit avoir plus de douze ans, dit-il.
» — Non, protestai-je.
» La vérité était que mon fils n’avait pas encore douze ans. Mais il était fort et grand pour son âge. J’aurais pu mentir. Cependant, je voulais lui épargner des travaux pénibles pour son jeune âge.
» — Ça va, dit-il. À gauche !
» J’avais persuadé sans peine ma mère qu’elle ferait mieux de suivre les enfants pour pouvoir prendre soin d’eux. À son âge, elle pouvait prétendre au traitement des vieux.
» — Ma mère voudrait rester avec les enfants, dis-je à l’officier.
» Celui-ci acquiesça.
» — Vous vous retrouverez tous dans le même camp, dit-il. Et dans quelques semaines vous serez tous réunis, renchérit un autre en riant. Au suivant !
» Sans m’en douter, et en voulant les sauver, je venais de condamner mon fils aîné et ma mère. »
Pour voir plus de photographies de l’arrivée des déportés à Auschwitz, de la première sélection : https://www.yadvashem.org/yv/fr/expositions/album-auschwitz/selection.asp
Outre dans Souvenirs de l’au-delà, ce témoignage se trouve aussi dans Tragédie de la déportation 1940-1945, pages 55-56, et dans Les mannequins nus, pages 113-116.
*Il s’agit du Dr. Fritz Klein. Voici une anecdote assez révélatrice de l’individu et de la mentalité SS. La médecin déportée Ella Lingens-Reiner lui demanda, en montrant la cheminée fumante d’un des Krematorium, comment il pouvait participer, en tant que médecin, a un tel massacre. Il lui répondit : « Mon serment d’Hippocrate me dit d’extraire un appendice gangrené hors du corps humain. Les Juifs sont l’appendice gangrené de l’humanité. C’est pourquoi je les extrais. »
Après Auschwitz, il suit le commandant Kramer à Bergen-Belsen. Arrêté par les Britanniques, il est photographié au milieu des milliers de morts, dans un charnier. Condamné à mort à l’issue du procès de Bergen-Belsen le 17 novembre 1945, il est exécuté le 13 décembre 1945 à la prison d’Hamelin.
*Pour tous les termes étrangers parlés à Auschwitz, je renvoie à mon glossaire : http://lescendresdauschwitz.cyrilcarau.fr/lagersprache/
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