Dans les premiers billets consacrés aux sélections, nous avons vu celles se déroulant à l’arrivée au camp, à la gare et à la Judenramp. En voici une qui se déroule dans le camp même, à Auschwitz III.
Primo Levi, durant sa déportation à Monowitz, a survécu à plusieurs sélections. Il raconte l’une d’elle :

Primo Levi dans les années 40, avant sa déportation.
« Beaucoup d’entre nous somnolent déjà, lorsqu’une bordée de jurons accompagnés d’ordres et de coups nous avertit que la commission arrive. Le Blockältester et ses aides, tapant et hurlant, refoulent devant eux, en partant du fond du dortoir, une meute affolée d’hommes nus qu’ils entassent dans le Tagesraum. Le Tagesraum est une petite pièce de sept mètres sur quatre : quand la chasse à l’homme est terminée, la totalité de l’espace disponible est occupée par un conglomérat humain chaud et compact qui envahit les moindres interstices et exerce sur les parois en bois une pression à les faire craquer.
» Nous sommes tous là, maintenant ; et non seulement nous n’avons pas le temps d’avoir peur, mais nous n’en avons pas la place. Le contact de la chair chaude qui nous comprime de toutes parts est curieux mais pas désagréable. Il nous faut lever le nez pour avoir un peu d’air, et faire bien attention à ne pas froisser ou perdre la fiche que nous tenons à la main.
» Le Blockältester a fermé la porte de communication entre le Tagesraum et le dortoir et a ouvert les deux qui donnent sur l’extérieur, celle du Tagesraum et celle du dortoir. C’est là, entre les deux portes, que se tient l’arbitre de notre destin, en la personne d’un sous-officier des SS. A sa droite, il a le Blockältester, à sa gauche le fourrier de la baraque. Chacun de nous sort nu du Tagesraum dans l’air froid d’octobre, franchit au pas de course sous les yeux des trois hommes les quelques pas qui séparent les deux portes, remet sa fiche au SS et rentre par la porte du dortoir. Le SS, pendant la fraction de seconde qui s’écoule entre un passage et l’autre, décide du sort de chacun en nous jetant un coup d’œil de face et de dos, et passe la fiche à l’homme de droite ou à celui de gauche : ce qui signifie pour chacun de nous la vie ou la mort. Une baraque de deux cents hommes est « faite » en trois ou quatre minutes, et un camp entier de douze mille hommes en un après-midi.
» Moi, comprimé dans l’amas de chair vivante, j’ai senti peu à peu la pression se relâcher autour de moi, et rapidement mon tour est venu. Comme les autres, je suis passé d’un pas souple et énergique, en cherchant à tenir la tête haute, la poitrine bombée et les muscles tendus et saillants. Du coin de l’œil, j’ai essayé de regarder par-dessus mon épaule et il m’a semblé voir ma fiche passer à droite.
» Au fur et à mesure que nous rentrons dans le dortoir, nous pouvons nous rhabiller. Personne ne connaît encore avec certitude son propre destin, avant tout il faut savoir si les fiches condamnées sont celles de droite ou de gauche. Désormais ce n’est plus la peine de se ménager les uns les autres ou d’avoir des scrupules superstitieux. Tout le monde se précipite autour des plus vieux, des plus décrépits, des plus « musulmans » : si leurs fiches sont allées à gauche, on peut être sûr que la gauche est le côté des condamnés.
» Avant même que la sélection soit terminée, tout le monde sait déjà que c’est la gauche la « schlechte Seite », le mauvais côté. Bien entendu, il y a eu des irrégularités ; René par exemple, si jeune et si robuste, on l’a fait passer à gauche : peut-être parce qu’il a des lunettes, peut-être parce qu’il marche un peu courbé comme les myopes, mais plus probablement par erreur ; René est passé devant la commission juste avant moi, il pourrait bien s’être produit un échange de fiches. J’y repense, j’en parle à Alberto, et nous convenons que l’hypothèse est vraisemblable : je ne sais pas ce que j’en penserai demain et plus tard ; aujourd’hui, cela n’éveille en moi aucune émotion particulière.
» De même pour Sattler, un robuste paysan transylvanien qui était encore chez lui trois semaines plus tôt ; Sattler ne connaît pas l’allemand, il n’a rien compris à ce qui s’est passé, et il est là dans un coin, en train de raccommoder sa chemise. Dois-je aller lui dire qu’il n’en aura plus besoin, de sa chemise ?
» Ces erreurs n’ont rien d’étonnant : l’examen est très rapide et sommaire, et d’ailleurs, ce qui compte pour l’administration du Lager, ce n’est pas tant d’éliminer vraiment les plus inutiles que de faire rapidement place nette en respectant le pourcentage établi.
» Dans notre baraque, la sélection est maintenant finie, mais elle continue dans les autres, ce qui fait que nous restons enfermés. Toutefois, comme entre-temps les bidons de la soupe sont arrivés, le Blockältester décide de procéder à la distribution sans plus attendre. Les sélectionnés auront droit à une double ration. Je n’ai jamais su si c’était là une manifestation absurde de la bonté d’âme des Blockältesters ou une disposition formelle des SS ; toujours est-il qu’à Monowitz-Auschwitz, durant l’intervalle de deux ou trois jours (et beaucoup plus parfois) qui s’écoulait entre la sélection et la partance, les victimes jouissaient de ce privilège.
» Ziegler tend sa gamelle, reçoit la ration normale, puis reste là à attendre. « Qu’est-ce que tu veux encore ? » lui demande le Blockältester. Autant qu’il puisse en juger, Ziegler n’a pas droit au supplément ; il le pousse de côté, mais Ziegler revient et insiste humblement : c’est vrai qu’on l’a mis à gauche, tout le monde l’a vu, le Blockältester n’a qu’à consulter ses fiches ; il a droit à la double ration. Et quand il l’a obtenue, il s’en va tranquillement la manger sur sa couchette. » (Pages 171-174 de Si c’est un homme.)
*Pour tous les termes étrangers parlés à Auschwitz, je renvoie à mon glossaire : http://lescendresdauschwitz.cyrilcarau.fr/lagersprache/
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