« La beauté du monde se trouve grillagée. Si proche, à quelques pas, impossible à atteindre ; il m’est interdit d’y goûter à nouveau. Fouler librement un pré en fleur, m’y balader main dans la main avec ma bienaimée, ce bonheur presque banal, promis à tous, appartient au passé. Le garde SS, dans le mirador, y veille. L’enceinte barbelée d’Auschwitz-Birkenau me le rappelle constamment.
Une boule de tristesse se loge dans ma gorge. Fugitif moment de détresse que mon estomac évacue. J’ai faim. Bientôt, le repas du soir. Une tranche de pain avec un peu de margarine. Pas grand-chose à se mettre sous la dent. Et pas sûr qu’au service de nuit, à minuit, on reçoive notre soupe. Si je n’avais pas eu si peur hier, j’aurais fouillé dans les bagages au Canada. Mais nos geôliers SS nous ont observés sans discontinuer. Mon ami Jiří, hélas, l’a appris à ses dépens et a écopé de vingt coups de matraque sur les reins et les fesses après que le Scharführer l’ait surpris en train de chaparder.
Je respire et regarde l’horizon. Ignorant les fils à haute tension, ignorant la petite musique du dénuement, et celle plus insistante de mon corps fatigué, affamé. Je préfère me gorger de la vue, à peine esquissée au loin, de ce paysage de Haute-Silésie, devinant la forêt de bouleaux que les Polonais nomment Brzezinka et les Allemands Birkenau. M’imprégner du ciel sans fin, des rayons du soleil à travers la nappe nuageuse, d’un air que j’imagine pur et non pas souillé par l’odeur entêtante des morts que l’on brûle, de la puanteur généralisée des lieux. Je m’extrais ainsi de ce labyrinthe de Blocks identiques, de laideur, de l’immensité carnassière du camp qui m’étouffe. Surtout ne pas me retourner… »
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