Voici le cinquième billet consacré au rôle des Prominents à Auschwitz.

On peut lire le premier : http://lescendresdauschwitz.cyrilcarau.fr/17-compromissions-et-violences-des-prominents-1/  le second : http://lescendresdauschwitz.cyrilcarau.fr/18-compromissions-et-violences-des-prominents-2/ , le troisième : http://lescendresdauschwitz.cyrilcarau.fr/19-compromissions-et-violences-des-prominents-3/ et le quatrième: http://lescendresdauschwitz.cyrilcarau.fr/20-compromissions-et-violences-des-prominents-4/

À Auschwitz-Birkenau, les Triangles Verts possédaient la plupart des postes les plus enviables parmi les détenus. C’étaient les chefs du camp, de baraquements, de chambrée, des Kommandos de travail. Parmi eux, certains pratiquaient une politique de terreur et de meurtres gratuits.

Rudolf Vrba en 1939

Walter Rosenberg (matricule n° 44070), qui écrira sous le nom de Rudolf Vrba le récit de ses années passées dans l’univers concentrationnaire d’abord à Maïdanek, puis à Auschwitz-Birkenau, relate un de ces moments de pure barbarie :

« Les camps A et D* étaient officiellement des sections complètement séparées, parfaitement étanches. Il était donc impératif pour la résistance d’avoir quelqu’un dans le nouveau camp qui puisse servir de messager entre les deux, et en tant que secrétaire mon travail m’obligeait pour ainsi dire à passer régulièrement d’un camp à l’autre.

» J’accueillis cette double responsabilité avec contentement. Mon rang me donnait des privilèges, mes activités clandestines me donnaient de l’orgueil. C’était bon de penser qu’en quelques mois j’étais passé de messager du Kapo Bruno à courrier pour la résistance.

» Le seul ennui était mon nouveau chef de block, un nommé Albert Hämmerle connu dans tout le camp sous le sobriquet d’Ivan le Terrible. C’était un droit commun qui était déjà passé par de nombreux camps de concentration depuis 1933. Avant cette date, il avait été dans plusieurs prisons allemandes et, depuis son arrivée à Auschwitz, il s’était construit la réputation d’être le plus grand des tueurs dans un camp de tueurs. Et ce n’était pas seulement un on-dit. Nous savions tous que les Kapos, criminels de droit commun, faisaient des concours entre eux à qui tuerait le plus. Ils marquaient leur victoire comme des pilotes de chasse et il était notoire qu’Ivan le Terrible était un as qui pulvérisait tous les records.

» Il était aussi virtuose d’un autre genre de sport. Lui et ses acolytes pariaient sur celui d’entre eux qui serait le premier à abattre un détenu d’un seul coup de poing, exactement le genre de concours auquel ils s’adonnaient lorsque je pris mon poste au camp A.

» Ils étaient trois, Le Lageralteste « Tyn le singe », chef de tous les chefs de blocks, à la force et au physique d’un gorille, Mietek Katerzynski, un chef de block polonais et Ivan le Terrible.

» Je vis Tyn le Singe attraper un nouveau détenu qui passait devant lui et beugler :

» — Alors on flâne ? Sale porc, je vais t’apprendre à te dépêcher !

» Il le saisit par la veste, balança son bras comme le ferait un lanceur de poids et écrasa son poing dans la figure du malheureux. C’était un méchant coup mais légèrement mal ajusté. Le détenu s’écroula, inconscient mais respirant encore.

» — Pas de chance, grimaça Katerzynski, j’ai bien cru un moment que tu l’avais eu.

» Ils continuèrent leur promenade. Katerzynski fonça sur un autre détenu, l’injuria pour quelque faute imaginaire, puis l’envoya rouler dans la boue où il resta étendu, tordu de douleur.

» — Tu baisses, Mietek, murmura le Singe, tu manques d’exercice.

» C’était maintenant le tour d’Ivan le Terrible. Sans même prendre la peine de chercher une excuse, il empoigna un détenu et l’abattit d’un coup. Il ne bougeait plus, la nuque brisée.

» Ils continuèrent à déambuler en riant.

» — Comment fais-tu vieux cochon, dit le Singe, tu as vraiment l’œil pour les choisir affaiblis.

» Ils entrèrent dans le baraquement d’Ivan et je les suivis. Il se tourna sur sa chaise, me dévisagea de haut en bas et dit :

» — Ainsi, c’est toi mon nouveau secrétaire.

» — Oui, Monsieur.

» — Sais-tu ce qui est arrivé au précédent ? Sais-tu comment on inscrit les numéros de ceux qui vont mourir ? Eh bien un matin je lui ai fait inscrire son propre numéro.

» Cela les fit rire aux larmes. Je les observais debout, ne disant rien. »

(Pages 222-223 de Je me suis évadé d’Auschwitz, traduction de Jenny Plocki et Lily Slyper, Éditions Ramsay/Presses Pocket.)

*À Birkenau, il y avait 3 grands camps : BI, BII, BIII dit « Mexico ». Les BIa et BIb étaient le camp des femmes ; le BIIa est le camp de quarantaine (c’est celui dont parle Vrba), le BIIb (le camp des familles thèques), les BIIc et BIId, les camps des hommes (c’est aussi celui dont parle Vrba), le BIIe, le camp des Tziganes, le BIIf, le camp des Reviers, des « hôpitaux » des détenus. Enfin le BIII dit « Mexico » était en cours de construction (et n’a jamais été terminé), il a surtout accueilli les Juifs d’Hongrie durant les printemps/été 1944 lors de « l’Aktion Hoess ».

Pour avoir une vue plus claire, je renvoie à mon billet 8, plans et photo d’Auschwitz-Birkenau : http://lescendresdauschwitz.cyrilcarau.fr/8-plans-et-photos-dauschwitz-birkenau/