Voici le troisième billet consacré au rôle des Prominents à Auschwitz. On peut lire le premier : http://lescendresdauschwitz.cyrilcarau.fr/17-compromissions-et-violences-des-prominents-1/  et le second : http://lescendresdauschwitz.cyrilcarau.fr/18-compromissions-et-violences-des-prominents-2/

Le témoignage de Wieslav Kielar dans Anus Mundi nous permet de découvrir comment ont été traités les premiers déportés polonais d’Auschwitz :

« La journée promet d’être meilleure. Peut-être parce qu’une partie des détenus est au travail. Escortés par deux SS et quelques kapos, ils sont allés à l’ancienne caserne. On dit que nous irons bientôt nous y installer. Otto nous trouve toujours de nouvelles tâches. Ça vaut mieux que le « sport », ou – c’est à la mode depuis peu – que de chanter. Ça, c’était une idée du kapo Leo Wietschorek, le N° 30. C’est un des pires, un géant avec des mains comme des bêches. Nous avions du mal à retenir les paroles, dont nous ne comprenions pas le sens, et parfois, cela se passait mal. De loin, on aurait dit que nous chantions tous, mais ceux qui ouvraient grand la bouche étaient sans doute ceux qui ne connaissaient pas les paroles. Lorsque Leo se rendit compte de cette duperie, il prit l’habitude de passer entre les rangs pour repérer ceux qui ne chantaient pas vraiment.

» — Im Lager Auschwitz war ich zwar… chantai-je à pleine voix, car je ne savais pas la suite. Holla rija, holla hoh !

» Pour le refrain, le chœur s’enflait démesurément, et Dziunio en profitait pour donner voix à sa rancœur, changeant le texte en « Fils de pute, fils de pute ! »

» Dès que Leo approchait, il reprenait bien entendu les vraies paroles. Ouvrant tout grand sa bouche aux lèvres éclatées, il chantait tellement faux qu’il finit par attirer l’attention sur lui. Leo se planta devant lui, les jambes écartées et pencha légèrement le buste en avant, comme pour mieux entendre, puis lui assena un violent coup au menton avec le tranchant de la main. Dziunio vacilla, ferma la bouche en claquant des dents, mais resta debout. Normalement, tous le savaient, après un coup pareil, il fallait s’écrouler, même si l’on n’était pas évanoui. Dans ce cas, Leo, fier de sa force, ne s’occupait plus de vous et allait à la recherche d’une autre victime. Mais Dziunio tint bon. Le sang monta au visage de Leo, et il chercha la meilleure position pour le frapper de nouveau. Vlan ! Leo faillit perdre l’équilibre. Dziunio, lui, était toujours debout, le menton en avant, un mince filet de sang à la commissure des lèvres. Leo rejeta le bâton et se mit à le frapper, gauche, droite, gauche, droite… Dziunio vacilla, mais ne tomba pas. Nouvelle série. Ses jambes ne le portaient plus : il s’agenouilla, mais garda le haut du corps très droit. Un coup de botte en plein ventre. Dziunio hurla de douleur et se roula en boule, de l’écume rouge aux lèvres. Un dernier coup de pied, et Dziunio tomba en arrière.

» Leo retira sa veste rayée, s’essuya les mains, ramassa son bâton, et, satisfait, continua sa tournée. Il passa devant moi au moment où je chantais le refrain à pleins poumons. Il ne s’arrêta pas. J’avais eu de la veine. »