Voici le témoignage du docteur Sigismond Charles Bendel, dans Mémoire pour le tribunal militaire international de Nuremberg. Le docteur Bendel était également connu sous le pseudonyme de Paul Ceccaldi (référence : http://www.monument-mauthausen.org/119537.html) notamment lorsqu’il était interné à Mauthausen en janvier 1945. Il travailla dans le camp annexe d’Ebensee jusqu’à sa libération en mai 1945.

Son témoignage est également cité dans Témoignage sur Auschwitz, dans Les chambres à gaz, secret d’État, ou dans Les Victorieux.

Le Dr. Bendel.

Né en Roumanie à Piatra Neamț en 1914, Sigismond Bendel séjournait à Paris en 1943 pour ses études de médecine. Il est arrêté pour non respect du port de l’étoile jaune. Il est conduit à Drancy, puis à Auschwitz. Il est interné d’abord à Monowitz-Buna (Auschwitz III), puis à Birkenau comme médecin dans les krematoriums. C’est pour cette raison qu’il a pu assister au gazage des Juifs de Hongrie durant l’été 1944 lors de l’Aktion Höß.

L’Aktion Höß est le nom de code donné à l’opération d’extermination de la population hongroise d’origine juive, entre début mai et fin juillet 1944, massacre génocidaire entrepris sous la direction de Rudolf Höß (ou Hoess). L’ancien commandant du complexe d’Auschwitz-Birkenau était revenu spécialement pour cette Aktion.

Voici un extrait du témoignage du Dr Bendel :

« De longs mois, j’ai eu le triste privilège d’être attaché comme médecin aux quatre krematoriums d’Auschwitz-Birkenau, qui travaillaient sans arrêt à exterminer tous ceux que la race des seigneurs ne jugeait pas dignes de vivre. 

» Ces krematoriums étaient desservis par neuf cents déportés qui constituaient ce qu’on a appelé le Sonderkommando. Ce Kommando représentait un monde à part, séparé des autres détenus (habitant au commencement dans les baraques fermées, puis au crématoire même) et soumis directement au Bureau politique. Si l’un de ses membres tombait malade, il y avait interdiction absolue de l’emmener à l’infirmerie du camp et il fallait le soigner sur place. Nous étions trois médecins chargés de cette tâche. On a souvent nommé le Sonderkommando le Kommando de la mort. Rien n’était plus vrai. Celui qui était choisi ne pouvait sous aucun prétexte s’y soustraire. Sa sentence de mort venait d’être prononcée et il était sûr que, sauf un miracle, tôt ou tard, elle serait exécutée.

» Sur les neuf cents déportés que comptait le “Sonder”, deux cents furent gazés le 7 septembre 1944, cinq cents fusillés devant mes yeux le 7 octobre 1944, lors d’une révolte unique dans les annales des camps, et cent sont partis, le 27 novembre 1944, vers une destination inconnue : on n’a jamais retrouvé leur trace. Après des péripéties sans nombre, quelques unités isolées ont survécu à ce massacre.

» Le “Sonder” dont je faisais partie était le troisième de ce nom, les deux autres ayant été exécutés à des intervalles de quelques mois. De pareils témoins ne pouvaient et ne devaient pas être laissés en vie. Parallèlement au Sonderkommando de déportés, il y avait un Sonderkommando SS, trois par krematorium (en ne tenant pas compte des sentinelles). Ils bénéficiaient d’avantages spéciaux en argent, alcool, etc. Les krematoriums étaient au nombre de quatre. Le cinquième, appelé le Bunker, n’était qu’une cabane de paysans transformée pour les besoins de la cause en chambre à gaz.

» Distants les uns des autres de quelques centaines de mètres, ils se trouvaient camouflés dans ce qu’on a appelé Birkenau. Cherchez bien ce nom sur la carte, vous ne le trouverez pas. Et pourtant il fut le tombeau de centaines de milliers de victimes amenées de tous les coins de l’Europe.

» Une double ligne de chemin de fer conduisait les déportés jusqu’à la porte des crématoires jumeaux 1 et 2. Par leurs chambres spacieuses, munies du téléphone et de la TSF, avec leur salle de dissection ultramoderne et leur musée de pièces anatomiques, ils constituaient, comme me disait sans vergogne un SS, “ce qu’on avait fait de mieux dans ce genre”. Les fondations de ces imposantes bâtisses en brique rouge furent posées en mars 1942. Des milliers d’internés y travaillèrent et moururent pour les construire.

» Achevés en janvier 1943, leur inauguration fut honorée de la présence d’Himmler en personne. C’est dire toute l’importance que les dirigeants nazis attachaient à cette œuvre.

» Le convoi des condamnés à mort pénétrait par un large escalier en pierre dans une grande salle souterraine qui faisait office de vestiaire. Le mot d’ordre était que tout le monde devait se baigner pour passer ensuite à la désinfection. Chacun attachait ses affaires et, suprême illusion, les plaçait sur un cintre qui correspondait à un numéro. De là, tout nu, il entrait par un étroit couloir dans les chambres à gaz proprement dites (au nombre de deux). Construites en béton armé, on avait l’impression, en y entrant, que le plafond vous tombait sur la tête tellement il était bas.

» Au milieu de ces chambres, descendant du plafond, deux tuyaux grillagés à soupape extérieure servaient à l’émission des gaz. Par une petite lucarne située dans la double porte, en chêne massif, les SS pouvaient suivre l’effroyable agonie de tous ces malheureux.

» Les cadavres étaient ensuite sortis par les hommes du Kommando et placés dans un ascenseur qui les remontait au rez-de-chaussée, où se trouvaient les seize fours. Leur puissance globale était d’environ deux mille cadavres par vingt-quatre heures.

» Les crématoires jumeaux 3 et 4, appelés plus couramment les “créma de la forêt” (ils étaient placés dans une aimable clairière), étaient de dimensions plus modestes, avec leurs huit fours d’une puissance de mille cadavres par vingt-quatre heures. Au moment où je suis entré dans le “Sonder”, le rendement de ces fours étant jugé insuffisant, ils furent remplacés par trois fosses longues chacune de douze mètres, larges de six mètres et profondes de un mètre cinquante. La puissance de ces fosses était formidable : mille personnes en une heure. Elle fut encore augmentée par le percement d’un conduit amenant la graisse humaine dans un réservoir de récupération.

» C’est au crématoire 4 que j’ai eu la première vision du travail auquel les hommes du Kommando étaient astreints.

» Un jour de juin 1944, à 6 heures du matin, je me joins à l’équipe de jour (cent cinquante hommes) du crématoire 4. Il fera une belle journée. Les hommes guettent mes réactions. Une pudeur enfantine les empêche de me prodiguer des encouragements. Je cache de mon mieux le trouble qui m’envahit. Verrai-je enfin de mes propres yeux ce dont les nouveaux du Kommando me rebattent les oreilles depuis plusieurs jours ? Les sentinelles nous attendent. On part.

» À une centaine de mètres du crématoire, une fumée blanche se dégage. Les hommes sont silencieux. Je n’ose pas les interroger. Enfin, on arrive. Chacun est désigné pour son travail. Venu en spectateur, je cherche à satisfaire ma curiosité. Je voudrais bien savoir l’origine de cette fumée. Ainsi, derrière le crématoire, je fais la connaissance des fosses où quelques restes du convoi de la nuit achèvent de se consumer. À quelques mètres de là, des hommes s’affairent autour de monticules de cendres, occupés à les réduire en poussière très fine. C’est tout ce qui reste des trois mille personnes qui sont passées par ici dans la journée d’hier.

» À 11 heures, un des membres du Bureau politique arrive sur sa moto pour annoncer qu’un convoi est en route. Le chef du crématoire fait son apparition. Il donne des ordres. Les fosses doivent être nettoyées, les bûches posées et arrosées.

» Il est midi quand une longue file de femmes, enfants, vieillards, entre dans la cour du crématoire. Ce sont des gens du ghetto de Lodz. On les sent harassés, angoissés.

» Le chef suprême des crématoires, Herr Hauptscharführer Mohl, grande brute à visage de Bébé Cadum, monte sur un banc pour leur annoncer qu’ils vont aller se baigner et qu’un café chaud les attend après. On applaudit. Les pauvres gens se sentent plus rassurés. Quelques enfants crient qu’ils ont soif. Les SS, magnanimes, ordonnent qu’on leur apporte de l’eau. La fiction doit rester jusqu’au bout, l’ordre doit régner.

» Tout le monde se déshabille dans la cour. Les portes du crématoire s’ouvrent et ils entrent dans la grande salle qui, en hiver, sert de vestiaire. Entassés comme des sardines, ils se rendent compte qu’ils sont pris dans un piège d’où ils ne pourront plus s’échapper. Ils espèrent cependant, car un cerveau normal ne pourrait pas concevoir la mort atroce qui les attend.

» L’ambulance de la Croix-Rouge arrive. Le docteur Klein, Obersturmführer, en descend. Il est porteur des boîtes à gaz. Suprême insulte à un métier et à un insigne dont certains organismes internationaux veulent se servir aujourd’hui pour couvrir les complices de pareils crimes.

» Enfin, tout est prêt. On ouvre les portes du vestiaire et une cohue invraisemblable commence. Les premiers qui entrent dans la chambre à gaz commencent à reculer. Ils sentent que la mort les guette. À coups de crosse, en fracassant la tête des femmes affolées qui serrent convulsivement leurs bébés, les SS font cesser ce flux et reflux humain.

» Les doubles portes en chêne massif se ferment. Pendant deux interminables minutes, on entend des coups contre les murs, des cris qui n’ont plus rien d’humain. Et puis rien. La tête me tourne, je crois avoir perdu la raison. De quels abominables crimes ont pu se rendre coupables ces femmes, ces enfants pour mourir d’une façon si cruelle ?

» Cinq minutes après, on ouvre les portes. Comme une cataracte, les corps entassés, contractés, dégringolent. Certains sont tellement enlacés les uns aux autres qu’on a toutes les peines du monde à les dégager. Pleins de sang, ils donnent l’impression d’avoir lutté désespérément contre la mort. Celui qui a eu seulement une fois la vision d’une chambre à gaz ne pourra jamais l’oublier.

» Les corps encore chauds passent par les mains du coiffeur, qui tond les cheveux, et du dentiste qui arrache les dents en or. Récupération systématique par une bande d’assassins qui ne laisse rien au hasard.

» Et maintenant, un incroyable enfer commence. Ces hommes – comme cet avocat érudit de Salonique ou comme cet ingénieur de Budapest – que je connaissais si bien n’ont plus rien d’humain. Ce sont de véritables diables. Sous les coups de crosse et de cravache des SS, ils courent comme des possédés, cherchant à se débarrasser le plus vite possible du cadavre qu’ils traînent.

Photo de crémation dans une fosse prise par Alberto « Alex » Errera en août 1944

» Une fumée noire, épaisse, s’échappe des fosses.

» Tout cela se passe si vite, tout cela est si invraisemblable que je crois rêver… L’Enfer de Dante me paraît alors une vieille et simple allégorie.

» Une heure après, tout rentre dans l’ordre. Les hommes enlèvent des fosses les cendres qui s’amassent.

» Un convoi de plus vient de passer par le crématoire 4.

» Et ceci continua jour et nuit. On est arrivé pour l’ensemble des crématoires et des fosses au chiffre effarant de vingt-cinq mille corps brûlés par vingt-quatre heures.

» Au moment des déportations massives de juifs hongrois, en l’espace de deux mois et demi, quatre-cent-mille y passèrent. »

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Je reviendrai plus en détail sur le Sonderkommando dans un billet ultérieur, sur l’histoire des photographies prises par Alberto « Alex » Errera, sur les témoignages d’autres membres de ce Kommando, comme Filip Müller ou l’œuvre de David Olère.