Voici le second billet consacré au rôle des Prominents à Auschwitz. Le premier : http://lescendresdauschwitz.cyrilcarau.fr/17-compromissions-et-violences-des-prominents-1/

 

Primo Levi relate dans Si c’est un homme son expérience à Auschwitz III, Monowitz-Buna. Voici ce qu’il dit des Kapos compromis avec le pouvoir SS, les prisonniers qui servaient d’auxiliaires et de garde-chiourmes : « l’aristocratie du camp », les Prominents :

Primo Levi

« Si les damnés n’ont pas d’histoire, et s’il n’est qu’une seule et large voie qui mène à la perte, les chemins du salut sont multiples, épineux et imprévus.

» La voie principale, comme nous l’avons laissé entendre, est celle de la Prominenz. On appelle Prominents les fonctionnaires du camp : depuis le Häftling-chef (Lagerältester), les Kapos, cuisiniers, infirmiers et gardes de nuit, jusqu’aux balayeurs de baraques, aux Scheissminister et Bademeister (préposés aux latrines et aux douches). Ceux qui nous intéressent plus spécialement ici sont les prominents juifs, car, alors que les autres étaient automatiquement investis de ces fonctions dès leur entrée au camp en vertu de leur suprématie naturelle, les juifs, eux, devaient intriguer et lutter durement pour les obtenir.

» Les prominents juifs constituent un phénomène aussi triste que révélateur. Les souffrances présentes, passées et ataviques s’unissent en eux à la tradition et au culte de la xénophobie pour en faire des monstres asociaux et dénués de toute sensibilité.

» Ils sont le produit par excellence de la structure du Lager allemand ; qu’on offre à quelques individus réduits en esclavage une position privilégiée, certains avantages et de bonnes chances de survie, en exigeant d’eux en contrepartie qu’ils trahissent la solidarité naturelle qui les lie à leurs camarades : il se trouvera toujours quelqu’un pour accepter. Cet individu échappera à la loi commune et deviendra intouchable ; il sera donc d’autant plus haïssable et haï que son pouvoir gagnera en importance. Qu’on lui confie le commandement d’une poignée de malheureux, avec droit de vie et de mort sur eux, et aussitôt il se montrera cruel et tyrannique, parce qu’il comprendra que s’il ne l’était pas assez, on n’aurait pas de mal à trouver quelqu’un pour le remplacer. Il arrivera en outre que, ne pouvant assouvir contre les oppresseurs la haine qu’il a accumulée, il s’en libérera de façon irrationnelle sur les opprimés, et ne s’estimera satisfait que lorsqu’il aura fait payer à ses subordonnés l’affront infligé par ses supérieurs. » (…)

» Nous nous rendons bien compte que tout cela est fort éloigné de la représentation qu’on fait généralement des opprimés, unis sinon dans la résistance, du moins dans le malheur. Nous n’excluons pas que cela puisse arriver, à condition toutefois que l’oppression ne dépasse pas certaines limites, ou peut-être quand l’oppresseur, par inexpérience ou magnanimité, tolère ou favorise un tel comportement. Mais nous constatons que de nos jours, dans tous les pays victimes d’une occupation étrangère, il s’est aussitôt créé à l’intérieur des populations dominées une situation analogue de haine et de rivalité ; phénomène qui, comme bien d’autres faits humains, nous est apparu au Lager dans toute sa cruelle évidence.

» Le cas des prominents non juifs appelle moins de commentaires, bien qu’ils aient été de loin les plus nombreux (aucun Häftling aryen qui n’ait bénéficié d’une charge, si modeste fût-elle). Qu’ils aient été stupides et brutaux, il n’y a pas là de quoi s’étonner quand on sait que la plupart d’entre eux étaient des criminels de droit commun, prélevés dans les prisons allemandes pour assumer des fonctions d’encadrement dans les camps de juifs ; et nous voulons croire qu’ils furent triés sur le volet, car nous refusons de penser que les tristes individus que nous avons vus à œuvre puissent constituer un échantillon représentatif, non pas des Allemands en général, mais même des détenus allemands en particulier. On reste plus perplexe devant la manière dont les prominents politiques d’Auschwitz, qu’ils fussent allemands, polonais ou russes, ont pu rivaliser de brutalité avec les criminels de Droit commun. Il est vrai qu’en Allemagne, le terme de crime politique était indifféremment appliqué au trafic clandestin, aux rapports illicites avec les femmes juives ou aux vols commis aux dépens de fonctionnaires du parti. Les « vrais » politiques vivaient et mouraient dans d’autres camps, aux noms restés tristement célèbres, dans des conditions que l’on sait avoir été très dures mais à bien des égards différentes des nôtres. » (Pages 121-123, traduction de Martine Schruoffeneger, Éditions Robert Laffont).

 

Pour les termes étrangers, je renvoie à mon glossaire : http://lescendresdauschwitz.cyrilcarau.fr/lagersprache/