À Birkenau, il n’y avait pas d’eau potable. Les seules occasions de boire, pour les Häftlings étaient le « café » (une boisson noirâtre au goût infâme), la soupe à midi et le « café » ou « la tisane » du soir. Les détenus souffraient donc d’une soif quasi permanente.
Charlotte Delbo, déportée à Auschwitz-Birkenau de janvier 1943 à janvier 1944, puis à Ravensbrück de janvier 1944 à avril 1945, relate les affres vécus dans ce camp d’extermination dans sa Trilogie Auschwitz et après. L’extrait est tiré du premier tome Aucun de nous ne reviendra, paru aux Éditions de Minuit.
« Le matin au réveil, les lèvres parlent et aucun son ne sort des lèvres. L’angoisse s’empare de tout votre être, une angoisse aussi fulgurante que celle du rêve. Est-ce cela, d’être mort ? Les lèvres essaient de parler, la bouche est paralysée. La bouche ne forme pas de paroles quand elle est sèche, qu’elle n’a plus de salive. Et le regard part à la dérive, c’est le regard de la folie. Les autres disent : « Elle est folle, elle est devenue folle pendant la nuit », et elles font appel aux mots qui doivent réveiller la raison. Il faudrait leur expliquer. Les lèvres s’y refusent. Les muscles de la bouche veulent tenter les mouvements de l’articulation et n’articulent pas. Et c’est le désespoir de l’impuissance à leur dire l’angoisse qui m’a étreinte, l’impression d’être morte et de le savoir.
» Dès que j’entends leur bruit, je cours aux bidons de tisane. Ce ne sont pas les outres de la caravane. Des litres et des litres de tisane, mais divisés en petites portions, une pour chacune, et toutes boivent encore que j’ai déjà bu. Ma bouche n’est pas même humectée et toujours les paroles se refusent. Les joues collent aux dents, la langue est dure, raide, les mâchoires bloquées, et toujours cette impression d’être morte, d’être morte et de le savoir. (…)
» Et si la blockhova m’envoie porter son livre, quand je trouve dans son réduit la bassine de tisane savonneuse dans laquelle elle s’est lavée, mon premier mouvement est d’écarter la mousse sale, de m’agenouiller près de la bassine et d’y boire à la manière d’un chien qui lape d’une langue souple. Je recule. De la tisane de savon où elles ont lavé leurs pieds. Au bord de la déraison, je mesure à quel point la soif me fait perdre le sens.
» Pourvu que nous prenions la route à droite. Il y a un ruisseau au petit pont. Boire. Mes yeux ne voient rien, rien que le ruisseau, le ruisseau loin, dont tout l’appel me sépare et l’appel est plus long à traverser qu’un sahara. La colonne se forme pour partir. Boire. Je me place à l’extérieur du rang du côté où la berge est le plus accessible. Le ruisseau. Longtemps avant d’y arriver, je suis prête à bondir comme un animal. Longtemps avant que le ruisseau soit en vue, j’ai ma gamelle à la main. Et quand le ruisseau est là, il faut quitter le rang, courir en avant, descendre sur la berge glissante. Il est quelquefois gelé, vite casser la glace, heureusement le froid diminue, elle n’est pas épaisse, vite casser la glace du rebord de la gamelle, prendre de l’eau et gravir la berge glissante, courir pour regagner ma place, les yeux avides sur l’eau qui verse si je vais trop vite. Le SS accourt. Il crie. Son chien court devant lui, m’atteint presque. Les camarades me happent et le rang m’engloutit. Les yeux avides sur l’eau qui bouge à mon pas je ne vois pas l’inquiétude sur leur visage, l’inquiétude que je leur ai donnée. Mon absence leur a été interminable. Boire. Moi je n’ai pas eu peur. Boire. Comme chaque matin, elles disent que c’est folie de descendre à ce ruisseau avec le SS et son chien derrière moi. Il a fait dévorer une Polonaise l’autre jour. Et puis c’est de l’eau de marais, c’est l’eau qui donne la typhoïde. Non, ce n’est pas de l’eau de marais. Je bois. »
Concernant Charlotte Delbo, on peut écouter une interview radiographique menée par Jacques Chancel en 1974. Entendre Charlotte Delbo est particulièrement émouvant, elle revient sur son expérience concentrationnaire, son œuvre où elle raconte Auschwitz.
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